« Mélo », de Frédéric Ciriez : Fugue à trois voies

Dans Mélo , Frédéric Ciriez suit la trajectoire de trois personnages sans attaches au gré d’une langue virevoltante.

Christophe Kantcheff  • 24 janvier 2013 abonné·es

Mélo est un triptyque qui met en scène successivement trois personnages : un syndicaliste dépressif, un conducteur congolais de camion-poubelle amateur d’élégance, dont le prénom, Parfait, lui va comme un gant, une jeune Chinoise, Barbara, vendeuse ambulante de gadgets. Frédéric Ciriez, dont c’est le deuxième roman, n’a pas élaboré une intrigue compliquée pour les réunir. À vrai dire, les relations entre eux sont lâches et ressemblent à des prétextes. Les deux premiers, des amis semblent-ils, sont à peine montrés ensemble, tandis que Parfait interpelle dans la rue Barbara pour qu’elle lui vende un briquet. C’est tout.

Pourtant, de l’un à l’autre, les correspondances existent, qui produisent la cohérence de l’ensemble, outre le fait que l’action se déroule la même journée, le 30 avril 2013 (avec des flash-back pour l’épisode du syndicaliste), écrasée par la canicule. Mélo est un roman qui résonne. Le triptyque ne déploie pas simplement trois portraits, mais aussi trois lignes musicales qui finissent par jouer ensemble même si elles restent distinctes. Et si les personnages sont socialement en mode mineur – aucun d’eux, a priori, ne saurait être un modèle dans nos sociétés de performance économique – le roman, lui, exulte en majeur. Par exemple, l’une des figures communes de ces trois personnages est qu’ils ne tiennent pas en place. Chacun à sa manière, mais toujours solitaire. Le syndicaliste, à la veille du 1er Mai, quelques heures avant de se suicider, prend sa voiture et « part en voyage sans valise » à travers la proche banlieue nord de Paris, en errance. Il est aussi fasciné par une émission de radio qui évoque l’exploit d’un motard ayant bouclé le tour du périphérique en un temps record : de l’art de tourner en rond.

Parfait, quant à lui, sillonne tel un seigneur les rues de la capitale à bord de son camion-benne. Il le conduit, agile et rapide – trop parfois pour ses collègues éboueurs au cul de l’engin –, et va quand il est plein décharger son contenu à la déchetterie. Au volant, il se prépare en pensée à la fête du soir où il va briller dans son plus bel apparat (chemise de soie jaune électrique, boutons de manchettes en argent massif, cravate en lézard argenté, pantalon cigarette jaune électrique…), se transformant en un « sapeur » (du verbe saper) mégalomane. Cette métamorphose est aussi une manière de bouger. La jeune Barbara, elle, ne quitte jamais ses rollers. Elle traverse Paris, parfois à très vive allure, se postant aux endroits stratégiques pour vendre sa camelote. Elle est futée et a le goût des rencontres furtives : dans ce « struggle for life », elle tire son épingle du jeu. Est-il nécessaire de préciser qu’en suivant ces trois « nomades », Mélo chante le Paris d’aujourd’hui et sa banlieue ? C’est un des nombreux plaisirs que procure le livre, car il le fait sans fard ni nostalgie. Mais avec vivacité. Voilà le mot-clé pour caractériser ce roman. Mélo est lui aussi toujours en mouvement. C’est sa manière de cerner ses personnages, leurs espoirs ou leurs difficultés, leur chagrin ou leurs moments de jouissance. Sans pathos ni emphase. Qu’il s’agisse du dernier souffle du syndicaliste à l’existence constamment contrariée, ou de la fête délirante et burlesque qui mène Parfait au firmament du bon (?) goût.

Un tel élan ne peut être atteint sans une langue à la hauteur, inventive, pétillante. Celle de Frédéric Ciriez virevolte, multiplie les rythmes et les images en fonction des situations, jonglant avec la poésie du contemporain, les joies de l’absurde et l’ironie du social. Les trois parties consacrées aux trois personnages sont chacune dotée d’un ton différent, et pourtant là aussi la langue qui traverse Mélo crée un effet de liaison, un courant commun. « La Xantia blanche repose devant la fourrière de Saint-Ouen (93400), au crépuscule. Un ticket de caisse sur le siège passager déclare 14 €euros 90 et 20 h 34, l’horaire d’achat du couteau de cuisine planté dans le cœur du conducteur. » Après un tel début, la partition est lancée. La musique ne faiblira pas.

Littérature
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