Un étrange débat

Denis Sieffert  • 31 janvier 2013 abonné·es

On pourrait espérer qu’en entrant à l’Assemblée et au Sénat, le débat sur le mariage pour tous atteigne enfin une sorte de normalité démocratique. Pas sûr pourtant que les parlementaires de l’opposition relèvent le niveau, eux qui nous promettent quelque cinq mille amendements et une médiocre bataille d’obstruction. Quoi qu’il en soit, c’est bien la manifestation des « anti », le 13 janvier, qui aura fait événement dans cette longue controverse, loin d’être achevée. Moins par l’ampleur de la mobilisation de cette autre France, traditionaliste, conservatrice et réactionnaire, au sens propre du mot, que par la singularité de la démarche. En effet, les opposants au projet de loi ne se sont pas mobilisés contre un texte qui leur imposerait quoi que ce soit, ni les contraindrait à agir contre leur conscience ou leurs intérêts. En dépit d’une tentative, d’ailleurs assez ridicule, d’imiter les slogans des grandes manifestations sociales, ils n’étaient pas dans la situation des salariés qui, en 2010 par exemple, combattaient une réforme des retraites imposée à tous.

Ils sont vent debout contre une loi dont le caractère permissif est même assez rare dans notre République. Si dans quelques semaines le texte est voté par le Parlement, les homosexuels ne seront pas pour autant obligés de se marier, ni les hétérosexuels de devenir homosexuels, ni Mgr Barbarin de célébrer religieusement des mariages que ses convictions personnelles réprouvent. C’est un texte de liberté et d’égalité qui ne tourmentera finalement que quelques édiles municipaux chargés de consacrer civilement des unions qui pourraient leur déplaire. On a rarement vu autant de gens se mobiliser contre une liberté accordée à certains de leurs concitoyens.

L’autre fait marquant de cette mobilisation, c’est l’intervention directe, et passablement grossière, de l’Église sur la scène politique. Ce qui n’a pas été le cas des représentants des autres religions, qui ont, certes, fait connaître leur analyse, mais se sont bien gardés de battre le pavé. C’est peut-être pour cette raison que l’on trouve chez les juifs et chez les musulmans, qui sont restés dans l’espace de débat qui est naturellement celui des religions, les arguments les plus fouillés. Pour les partisans de la loi, il est sûrement plus intéressant d’y répondre que de répliquer aux dérapages de l’archevêque de Lyon confondant homosexualité et inceste. Ainsi, dans un essai qu’il a consacré à la question, le grand rabbin de France, Gilles Bernheim, évoque le « préjudice [que la loi] causerait à l’ensemble de notre société au seul profit d’une infime minorité ». Encore une fois, on ne voit pas très bien où est le préjudice ni pour le grand rabbin ni pour qui que ce soit d’autre. Et, dès lors qu’il n’y a pas de préjudice, invoquer la notion de minorité qui imposerait sa volonté au reste de la société n’a aucun sens. Et ce qui compte, ce n’est plus l’importance numérique du groupe qui profite de la loi, mais la majorité et la minorité qui résultent du débat démocratique. Le débat pourrait s’arrêter à ces arguments de simple logique. Mais, dans cette affaire, un débat en cache un autre, et même plusieurs autres, puisque surgit derrière tout cela non seulement la question de l’adoption par des couples homosexuels, mais aussi celle de la procréation médicalement assistée (PMA) et même – beaucoup plus complexe – celle des mères porteuses. Les Églises, les ligues de vertu, Christine Boutin et l’UMP s’autoproclament dépositaires des droits de l’enfant. Et pourtant, comme le dit encore Gilles Bernheim, nous n’avons pas de recul pour juger des effets d’une parentalité homosexuelle. Outre que ce n’est pas tout à fait vrai, car les enfants élevés par des couples du même sexe sont déjà nombreux, les effets négatifs constatés – ceux dont parlent ces enfants eux-mêmes – ont tous un rapport avec le regard d’autrui.

Ce sentiment discriminatoire que les opposants les plus agressifs au mariage gay risquent d’aggraver, et que l’application de la loi devrait peu à peu atténuer. Le même grand rabbin de France invoque « la civilisation française » et même « l’anthropologie ». Le projet, nous dit-il, serait « contraire à l’intérêt général ». Il serait prudent dans cette affaire de laisser de côté les arguments d’autorité se prévalant de la « civilisation française », voire de l’« anthropologie ». Surtout quand des anthropologues aussi éminents que Françoise Héritier et Maurice Godelier se prononcent pour le mariage gay et pour la PMA parce qu’ils se refusent à essentialiser la parentalité et la famille, dont ils savent qu’elles répondent à de multiples définitions selon les lieux et les époques. Bon, mais dans ce débat à plusieurs niveaux, il y a aussi les bas étages. On y trouve plusieurs dirigeants de la droite, surtout désireux de surfer sur quelques bons vieux réflexes homophobes pour se refaire une clientèle. On craint le pire.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes