À contre-courant / Le capitalisme mondial est-il en crise ?

Gérard Duménil  • 21 février 2013 abonné·es

La crise qui s’est déclenchée aux États-Unis en 2008 fut hâtivement interprétée par la gauche radicale comme crise du capitalisme ou, de manière un peu plus nuancée, comme crise du capitalisme néolibéral. Cinq ans plus tard, on est en droit de s’interroger sur la justesse du diagnostic. Les classes capitalistes et leurs alliés des sphères de la haute gestion sont-ils à l’agonie ? Pas le moins du monde, les inégalités continuent à croître à vive allure, et le nombre de très riches à augmenter. Certes, depuis 2000, la croissance vertigineuse des cours des bourses aux États-Unis (de 1980 à 2000) a laissé la place à une courbe en dents de scie [^2]. Mais ces indices sont revenus à leurs niveaux records de 2000. Les sociétés transnationales des États-Unis affichent des profits impressionnants, et il en va de même de celles du CAC 40. Quelle crise du capitalisme ?

La crise est d’abord celle des vieux territoires, ceux des États-Unis et de l’Europe. La croissance aux États-Unis est faible, supportée par d’énormes déficits et une augmentation vertigineuse de la dette publique. La récession est au coin de la rue. L’Europe est déjà en récession, et il est difficile d’imaginer les politiques qui vont être mises en œuvre pour en sortir [^3]. Hormis ces pays, la situation est variée. Même si nombre de pays souffrent dramatiquement, d’autres connaissent une expansion sans précédent. Le secteur capitaliste de l’économie chinoise qui se développe à vive allure est-il en crise ? On sait que non, bien que toute conjoncture de récession ait un impact négatif temporaire sur la croissance de cette économie.

Nous touchons ici à la question centrale. Qu’est-ce que le capitalisme ? Un ensemble de pays, une somme de territoires économiques, ou un système d’exploitation dominé par des classes ? Si l’on parle de territoires, oui, certains sont en crise ; si l’on parle de classes, non, le capitalisme mondial n’est pas en crise. Dans notre livre (avec Dominique Lévy) sur la crise [^4], nous avons mis en avant l’idée d’un «   divorce » entre classes et territoires. L’exemple le plus éclatant en a été fourni par les États-Unis : des classes capitalistes étendant de façon spectaculaire leurs investissements vers le reste du monde et en tirant une part croissante de leur revenu – des classes contre leur propre territoire. Les choses ont évolué plus lentement en France, mais depuis 2000, nous y sommes bien. En témoigne la croissance des investissements à l’étranger (la fermeture des sites de production sur le territoire national, l’un après l’autre). Le Medef jubile. Ledit « nouveau modèle social » (sic) vient à bout des pouvoirs d’achat et de la protection sociale. On ne voit de terme possible que dans un réveil brutal des luttes sociales, ou dans celui des nationalismes. Ce nationalisme n’existe pas en Europe. Peut-être viendra-t-il des États-Unis, dont l’hégémonie internationale est profondément menacée. Les classes capitalistes de ce pays ne s’en remettront à aucun autre ou à aucune institution internationale pour les protéger, eux et leurs intérêts. Un tel réveil se ferait pour le meilleur ou pour le pire, mettre un frein à la mondialisation néolibérale ou susciter la montée de la droite radicale.

[^2]: Pour l’indice de Standard & Poor’s : 1 517 en 2000, 815 en 2002, 1 549 en 2007, 825 en 2008 et 1 498 début 2013.

[^3]: Voir « À contre-courant », Politis n° 1230.

[^4]: The Crisis of Neoliberalism, publié en 2010 par Harvard University Press, plus abordable maintenant qu’il est disponible en couverture papier.

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