Cadrage et recadrage…

Denis Sieffert  • 21 février 2013 abonné·es

Un vent léger de révolte souffle au sein du gouvernement. Prudent, ou inquiet, Jean-Marc Ayrault a même résolu d’avancer de six semaines l’envoi à ses ministres de la traditionnelle lettre de cadrage budgétaire. Diantre ! Six semaines pour mettre au pas les récalcitrants, et passer du « cadrage » au « recadrage », la chose doit être sérieuse ! On connaît les noms des mauvais éléments : l’écologiste Cécile Duflot, les socialistes « tendance Ségolène » Delphine Batho et Dominique Bertinotti. Et d’autres, peut-être, qui ne sont pas encore sortis du bois. Toutes ont maugréé dans les médias. Ce n’est déjà pas si mal.

Mais, avant de nous raconter des histoires de fronde ministérielle, attendons tout de même de voir comment l’affaire va tourner. Le gouvernement n’est pas encore le Bounty. Le proche avenir nous dira s’il s’agit de simples gestes de mauvaise humeur, de défense d’un pré carré avant négociation, ou, vraiment, d’une tentative louable de rappeler à la tête de l’exécutif le contrat moral qui devrait le lier à ses électeurs. Car la lettre de « cadrage » que Jean-Marc Ayrault s’est hâté de signer, et que l’on imagine truffée de chiffres, peut se résumer en un mot : austérité. Une austérité ravageuse qui n’épargnera ni les classes moyennes, ni les familles, ni les chômeurs, ni les retraités, ni les exclus, ni l’école, ni la santé, ni la culture, ni les banlieues… Mais qui épargne en revanche les gigantesques profits du CAC 40. Une politique d’autant plus choquante que deux événements sont venus, ces jours-ci, renforcer un cruel sentiment d’injustice. Terrible concomitance ! Au moment même où on apprenait que, devant l’agence de Pôle emploi de Nantes, un chômeur en fin de droits s’était immolé par le feu, un grand patron étalait ses quelque douze millions de salaire annuel. Entre ces deux événements, extrêmes, il n’y a évidemment aucun rapport. Et ils suscitent plus l’émotion qu’ils ne sollicitent la raison. Dieu merci, tous les chômeurs en fin de droit ne se donnent pas la mort, et tous les grands patrons ne sont pas aussi cyniques que Carlos Ghosn. Le chômeur de Nantes n’est pas non plus une victime de la politique du gouvernement, et l’émotion de Michel Sapin, ministre du Travail, n’était pas feinte. Mais comment ne pas penser qu’il est la victime de l’inhumanité d’un monde que la politique contenue dans les futures lettres de « cadrage » aggravera ? L’austérité promise par Jean-Marc Ayrault frappera les chômeurs, et n’atteindra pas un centime du compte en banque du PDG de Renault. On nous reprochera sans doute de faire ici de la morale. Par les temps qui courent, ce n’est pas ce qu’il y a de plus répréhensible. Et si nos ministres récalcitrants se posent quelques questions morales, il ne faut pas les en blâmer.

L’émotion ne doit évidemment pas nous empêcher de réfléchir sur un autre registre. On connaît les arguments des défenseurs de l’orthodoxie budgétaire. Si la France ne réduit pas son déficit, les marchés nous sanctionneront, et ce sont les salariés et les chômeurs qui en feront les frais. Pas Carlos Ghosn. L’argument n’est pas faux. Mais il n’est vrai que dans un système qui a été inventé de toutes pièces depuis une trentaine d’années, et qui se referme aujourd’hui comme une nasse. Un système que la social-démocratie européenne a largement contribué à mettre en place et que la politique de François Hollande risque de renforcer. On en revient toujours à cette Banque centrale dont le président s’est permis récemment de tancer notre gouvernement parce qu’il juge les mesures d’austérité encore insuffisantes. Les Européens, et singulièrement la gauche – qui n’a jamais fait autre chose que de consentir –, ont inventé une machine infernale qui échappe à toute politique et à la démocratie. Que dans notre pays le personnage le plus influent soit aujourd’hui le président de la Cour des comptes (voir l’article de Michel Soudais p.  8) est à cet égard assez révélateur.

En perdant le contrôle de cet instrument de pouvoir qui s’appelle la monnaie, les citoyens européens ont aussi perdu la politique. Il est hélas trop évident que la tendance lourde de cette Europe conduit à des gouvernements de gestionnaires qui transforment nos pays en PME et ne font qu’ânonner éternellement la même antienne : « Vous n’avez pas le choix ! » À quoi sert la gauche dans cette histoire, si elle n’affronte pas la finance, si elle ne remobilise pas l’opinion par des mesures de justice sociale, si elle ne montre pas que la finalité de sa politique c’est l’amélioration de la vie des gens et non la « réduction de nos déficits ». À quoi sert-elle ? Sans doute à faire évoluer les comportements sociétaux. Ce qui n’est déjà pas si mal. Mais sa rapide soumission à une politique exclusive du chiffre la condamne à de profonds désaveux et à de cinglantes défaites. Sans parler de ce qui lui succédera quand elle aura définitivement ruiné les espérances du peuple. Peut-être nos frondeuses gouvernementales partagent-elles ce désagréable pressentiment ? Avant d’être « cadrées » puis « recadrées » ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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