De quoi l’identité est-elle le nom ?

Au fil de l’histoire, en France comme dans le monde, les revendications identitaires ont pu prendre la forme d’une volonté de conquérir des droits comme d’une crispation sur des origines réelles ou fantasmées.

Olivier Doubre  • 28 février 2013 abonné·es

L’affirmation de l’identité peut prendre une double dimension. D’un côté, une volonté d’émancipation et de conquête de droits de la part d’individus ou de groupes dominés ou discriminés. De l’autre, un repli sur soi, voire une crispation, face à des peurs réelles ou fantasmées, en recherchant un hypothétique « retour aux sources » de ce qu’on pense être sa propre identité. Ce « seuil critique », point de basculement entre ces deux dimensions, apparaît à travers divers exemples historiques, géopolitiques ou sociétaux, en France ou à l’étranger. Ainsi, en 1992, au terme de quarante-cinq ans de régime titiste de « socialisme réel », les Slovènes obtiennent leur indépendance après trois jours à peine de « révolution ». Cette première revendication nationale (ou identitaire) entraîne bientôt la dislocation de la Yougoslavie. L’indépendance de la Slovénie est alors suivie par celle de la Croatie, puis de la Bosnie et, plus tard, des autres entités de l’ancien État fédéral yougoslave, chacune affirmant son droit à se constituer en État. Or, la guerre qui s’ensuit a d’abord pour cause les vieux démons « ethniques » que Tito avait fait taire de façon autoritaire par l’instauration d’une République populaire. Et qui réapparaissent donc dans cet enchevêtrement d’identités ethno-religieuses qui ne peuvent correspondre (de par leur éparpillement dans les Balkans) à des États-nations traditionnels. Cependant, les revendications nationales slovènes et croates, aussi légitimes soient-elles en termes d’affirmation de l’identité de ces peuples, sous-tendent aussi le refus de payer pour les autres composantes de l’ex-Yougoslavie qui connaissent une situation économique nettement plus défavorable. On le voit bien ici : l’affirmation identitaire a un caractère double, à la fois celle d’une identité auparavant déniée, voire réprimée, mais aussi une manifestation de repli égoïste (en matière économique).

Autre forme d’affirmation porteuse d’une double dimension, les revendications à caractère identitaire des minorités en France se heurtent à la conception abstraite du citoyen dans la nation française. À partir des écrits de Sieyès, notamment son Essai sur les privilèges de 1789 – où il qualifiait le « privilégié » comme celui qui se considère, « avec ses collègues, comme un ordre à part, une nation choisie dans la nation »  –, la Constitution du 3 septembre 1791 affirme solennellement : « Il n’y a plus, pour aucune partie de la nation ni pour aucun individu, aucun privilège ni exception au droit commun de tous les Français  [^2].  » Ceux-ci, individus sans caractère particulier, composent à égalité la nation, « une et indivisible ». Cette conception traduit la volonté des révolutionnaires de bannir tout privilège, mais aussi toute affirmation régionaliste ou locale. Source a priori de progrès démocratique, une telle conception – déjà sanguinairement entamée par la persistance de l’esclavage jusqu’en 1848 – souffrira pourtant, quelques décennies plus tard, d’une violation de taille de la part d’une République colonisatrice censée porter une « mission civilisatrice » aux peuples indigènes. Ceux-ci n’obtiendront jamais le statut de ce fameux citoyen abstrait, demeurant des « sujets français » aux droits déniés. Aujourd’hui, les enfants des immigrés provenant de nos anciennes colonies, soumis comme leurs parents au racisme ambiant et à nombre de discriminations (embauche, logement, etc.), outre les contrôles répétés « d’identité » au faciès, affirment de plus en plus leurs origines et donc leurs identités, en renouant parfois avec des us et coutumes de leurs ancêtres, réels ou supposés. Ainsi, le port du hijab par les musulmanes, s’il est parfois contraint et donc un élément de domination des femmes, peut aussi devenir affirmation identitaire [^3].

On ne saurait nier que le retour à la religion, quelle qu’elle soit (le phénomène existe également dans la communauté juive), puisse être un signe de repli identitaire. Mais la hausse de la fréquentation des mosquées, l’observance du ramadan ou la consommation de viande halal sont aussi les signes d’une volonté d’expression identitaire de la part de minorités dominées, soumises à de multiples discriminations dans une France dite « de souche ». Le Collectif contre le contrôle au faciès, AC Le Feu ou le Parti des indigènes de la République (PIR) sont autant d’expressions politiques des revendications de ces minorités, affirmant là leur identité « postcoloniale » discriminée dans la société française. Même si le PIR a récemment soutenu une bien étrange thèse considérant que l’égalité des droits pour la minorité gay et lesbienne ne les concernait pas… Une telle affirmation identitaire court ainsi toujours le risque de se transformer en repli sur soi, sans s’intéresser aux identités diverses. Comme c’est le cas, face à celles-ci, de certains « défenseurs de la République » ces dernières années…

De Pierre-André Taguieff à Alain Finkielkraut ou à Régis Debray, des animateurs du site Risposte laïque à Hélène Carrère d’Encausse – pour qui les émeutes des banlieues de 2005 auraient été causées par des « enfants de familles polygames »  –, l’identité républicaine à la française participe de cette crispation qui, à travers la question de la laïcité, stigmatise sans cesse les minorités, en premier lieu la musulmane. Lors du débat sur les signes religieux à l’école ^4 qui a précédé l’adoption de la loi les interdisant en particulier dans les écoles, ces élites françaises, républicanistes purs et durs, ont choisi l’affrontement avec les expressions identitaires des minorités évoquées plus haut. En particulier avec la communauté musulmane, à nouveau stigmatisée. Ainsi le texte de la contribution de Régis Debray à la commission Stasi [^5], chargée par Jacques Chirac de « réfléchir à la mise en œuvre du principe de laïcité inscrit dans notre Constitution », est une lecture pour le moins inquiète de la question des minorités, affirmant leur présence et leur visibilité au sein de la société française. Il écrivait ainsi : « Ce que nous voile ce voile, c’est le basculement de civilisation qui affecte, à travers la laïcité et au-delà de l’école, l’être-ensemble républicain. » Cette conception anxieuse d’une identité républicaine et française continue de croire dans l’individu abstrait d’une France qui est davantage celle de Michelet et de Renan que celle, multiculturelle et métissée, de 2013. L’affirmation de cette identité mythifiée, sous des abords a priori progressistes, participe en fait du repli sur soi.

Ce déni de réalité est encore plus caricatural chez les tenants d’une hypothétique « France éternelle » : blanche, catholique, homophobe et réactionnaire. Depuis les intégristes soutenant Mgr Lefebvre jusqu’à, plus récemment, l’Institut Civitas vitupérant contre le mariage pour tous mais aussi tentant d’obtenir la censure d’œuvres artistiques ou culturelles qu’il considère comme blasphémant « le Seigneur » et « l’identité chrétienne de la France », ces tenants d’une identité « française » mythifiée sont un exemple exacerbé de la crispation identitaire dans sa pire acception. Ou l’exemple extrême d’affirmation d’une « identité » qui n’est plus que repli – et exclusion de l’Autre.

[^2]: Voir, pour son analyse, Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française , Dino Costantini, traduit de l’italien par Juliette Ferdinand, La Découverte, 2008, p. 25.

[^3]: Cf. Les filles voilées parlent , Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, La Fabrique, 2008.

[^4]: Ibid.  

[^5]: Ce que nous voile le voile, la République et le sacré, Gallimard, 2004.

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