La revanche des actrices

Une étude de Chantal Aubry et une pièce de Sebastian Barry mettent en relief le rôle historique du travestissement, en scène et dans la vie sociale.

Gilles Costaz  • 28 février 2013 abonné·es

La femme en tant qu’interprète, en tant qu’actrice, est presque une idée neuve ! Pendant des siècles, et même plus d’un millénaire, l’homme travesti a joué tous les rôles féminins. Aucune femme en scène, même lorsque le spectacle parlait profondément du « deuxième sexe » ! Qu’on pense à Antigone, à Électre ou aux souveraines chez Shakespeare ! À la création, et longtemps après, ces grands rôles n’ont été incarnés que par des hommes. En même temps, on ne sait pas tout de la nuit des temps ni même des temps dits modernes. On est sûr que, dans la Grèce antique, les jeunes filles étaient associées aux cérémonies théâtrales, mais uniquement au cours des processions. C’était quand même une ouverture. Et plus tard, quand l’Église a repris avec force l’interdiction de jouer faite aux femmes, à quels moments, dans quelles circonstances, le verrou a-t-il sauté ? On peut penser que, dans la clandestinité, cette règle de fer n’a pas toujours été respectée.

L’une de nos meilleures critiques de danse, Chantal Aubry, vient d’écrire cette histoire, jusqu’alors peu explorée, dans un livre-album, la Femme & le Travesti, doté d’une iconographie importante réunie par Ève Zheim. Bien qu’il soit très illustré, ce n’est pas un ouvrage d’images, mais une étude qui éclaire des trous noirs du passé et combat des erreurs répandues. En fait, Chantal Aubry s’intéresse aux deux travestissements : l’homme qui tient les rôles de la femme – c’est le théâtre à l’origine et pendant plusieurs siècles – et la femme qui incarne l’homme – c’est une révolution moderne du théâtre, mais aussi l’expression d’une revanche qui dépasse les arts du spectacle. Et le tableau qui est tracé est infiniment complexe : ce qui est humiliation d’un sexe fait naître un style artistique qui a sa grandeur ; ce qui est une censure de sociétés oppressantes libère parfois l’expression des homosexualités masculine et féminine ou de comportements marginaux qui s’impliquent dans un art s’amusant de l’ambiguïté, du trouble et du masque. Chantal Aubry va des balbutiements du théâtre jusqu’à la revendication des drag-queens, montrant brillamment que tout travestissement est une réponse à la non-acceptation sociale de différences volontairement ignorées.

Cette question du sexe masqué est plus que jamais dans l’actualité. Récemment, au Châtelet, les connaisseurs parisiens ont applaudi Tamasuro Bando, le plus grand acteur «  onnagata  » (travesti spécialisé dans le répertoire féminin) du Japon. Au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, venant du Théâtre national de Strasbourg, où il a été créé, le spectacle Whistling Psyche s’appuie sur l’histoire authentique d’une femme qui s’est fait passer pour un homme toute sa vie. Plus exactement, cette pièce de l’Irlandais Sebastian Barry met face à face deux personnages peu banals, tous deux en rupture avec la société. Le premier, James Barry, qui s’appelait Miranda, a été considéré comme l’un des plus grands médecins militaires anglais jusqu’à sa mort en 1865. Lorsque l’autopsie révéla son sexe, son étoile pâlit et l’historiographie britannique le retira illico de ses figures légendaires. Le second, Florence Nightingale, est l’infirmière qui bouscula la médecine anglaise et parvint à modifier un peu le statut de la femme par un combat incessant tout au long du XIXe siècle.

Ces deux personnages se sont peu connus. Ils se sont juste invectivés pendant la guerre de Crimée, le premier prenant la défense officielle des médecins qui soignent les blessés, le second dénonçant une incurie généralisée. Sebastian Barry ne les réunit pas dans l’actualité ou dans l’histoire, mais dans la mort, dans l’au-delà. Ils parlent de cette humanité qu’ils aiment et de ce monde qui les isole tels qu’ils sont. À vrai dire – et c’est étonnant –, la pièce est quasi hermétique tout au long de sa première moitié. Pourquoi cette femme déguisée en homme et cette autre marquée elle aussi par l’image de la virilité monologuent-elles sans se croiser ? La mise en scène de Julie Brochen peine à rendre clair le nœud secret de l’œuvre dans un premier temps. La splendeur du texte, dans la belle traduction d’Isabelle Famchon, est tout de suite évidente, pas son cheminement. Puis cela bascule et l’on entre en même temps dans deux intimités et dans le secret d’une des tragédies de l’histoire.

Julie Brochen développe l’action sur un plateau long et étroit, où sont tirés puis retirés, et ainsi de suite, des rideaux translucides sur lesquels sont projetés des photos et des films muets comme ceux de Muybridge, qui décomposait le mouvement des hommes et des animaux. Cette géométrie trouve tardivement sa sensibilité, mais elle la trouve en beauté. Catherine Hiegel incarne la femme vivant sanglée dans l’uniforme d’un homme. Il est rare que cette comédienne ne nous surprenne pas. Une nouvelle fois différente, elle est toute de douleur rentrée, donnant à voir en pleine limpidité l’être caché sous la cuirasse et distillant l’extrême beauté des mots. Juliette Plumecoq-Mech aborde également un nouveau défi. Cette comédienne, faite précisément pour le travestissement, a joué des rôles d’homme dans de nombreux spectacles, notamment dans les mises en scène de Christophe Rauck. Elle s’empare là d’un rôle de femme mais lui donne l’ambivalence qui lui est chère. Cette femme est double, à moitié masculine. Chez elle aussi, la souffrance trouve une traduction physique d’une évidence absolue. En compagnie de ce duo fascinant, Julie Brochen a peu à peu composé une belle radiographie d’une époque lointaine et proche, implacable pour les femmes « empêchées ».

Théâtre
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