« Le Bâtiment de pierre » d’Asli Erdogan : Le « je » perdu des reclus

Asli Erdogan nous livre un sublime roman-poème sur le système carcéral en Turquie.

Anaïs Heluin  • 21 février 2013 abonné·es

« La vérité dialogue avec les ombres.  » Avec son charme sobre autant qu’évocateur, sa charge critique bien dissimulée sous une strate d’onirisme, cette formule quasi proverbiale pose dès la première page du Bâtiment de pierre la coexistence de deux niveaux de texte dans le roman d’Asli Erdogan. Elle dit aussi que c’est dans le rapport entre ces deux entités, dans leur étrange complémentarité, que réside toute la force du court récit. Dialectique entre une face visible faite d’une musicalité et d’une imagerie d’une grande pureté poétique, et un sous-texte éminemment politique. Bâtiment de pierre exprime l’horreur turque avec une belle pudeur. Avec une douceur, même, qui paradoxalement dit mieux que toute âpreté la violence d’un système carcéral.

Issu d’une narratrice sans nom à la psychologie trouble et au corps détraqué, le prodigieux flot de paroles qui constitue le roman-poème se déploie à partir d’un point précis. Un « bâtiment de pierre » dont la neutralité du nom contraste avec l’horreur qui y règne. Une prison fourre-tout où intellectuels, militants politiques et voleurs de rien du tout sont soumis à la torture, réduits à l’état de loques humaines incapables de s’exprimer à la première personne. Passée par cette épreuve de déshumanisation, la narratrice tente de reconquérir son « je ». Elle soumet sa mémoire fragmentée à un exercice de cohérence, entreprend une composition poétique susceptible de lui redonner goût à la vie. Cette urgence prend le pas sur la description du sordide carcéral. Celui-ci, pourtant, n’est pas seulement le point de départ du récit halluciné d’Asli Erdogan, connue dans son pays aussi bien comme militante des droits de l’homme que comme écrivain. Jamais, tout au long de son parcours introspectif pour le moins sinueux, coq-à-l’âne morbide ponctué d’idées fixes, l’ancienne prisonnière ne perd de vue la réalité bien concrète du bâtiment de pierre. Les constantes de la littérature carcérale sont d’ailleurs bien présentes dans son monologue. La cohabitation avec les voisins de cellule, l’autorité des gardiens, la crasse qui colle à la peau et aux murs… Tout est là, rien n’est exhibé. Au contraire, ces éléments reposent derrière une enveloppe métaphorique plus fascinante qu’effroyable.

Nul détenu transformé en bête cruelle, dans la poésie de la rescapée, mais un homme qui meurt en lui «  laissant ses yeux car il n’avait personne à me donner  ». Un chœur d’enfants éclopés, aussi, qui « chantait pour exister, avec passion, au nom de la vie, en exhibant le peu qu’ils possédaient encore… ». En se focalisant sur quelques victoires de la grâce et de l’amour sur l’indifférence et l’oubli, Asli Erdogan donne au cachot un visage profondément humain. Plus humain même que le monde extérieur. Comme si, soumis à l’injustice d’un gouvernement jamais nommé et pourtant accusé sans réserves, la narratrice et ses compagnons d’infortune faisaient de leur dignité une arme contre l’invasion de la cruauté. Lorsqu’un ange aux «  bras chargés, les poches pleines de lettres saupoudrées de poussière d’étoiles  » fait irruption dans cet univers réenchanté, on saisit combien la lutte entreprise est mortelle. Si la narratrice n’est pas encore passée de l’autre côté, elle a les pieds ici, la tête ailleurs, sans doute aux côtés de l’homme qui lui fit don de ses yeux. Son verbe est l’expression de cet entre-deux. Il file souvent vers des sommets d’abstraction, avant de s’arrêter net. Son auteure le ramène à une altitude plus raisonnable, lui imposant ainsi de rester parmi les vivants. Sa langue est un ange déchu, tout comme la narratrice et l’ensemble du personnel romanesque. Le Bâtiment de pierre est un poème subversif au parfum entêtant.

Littérature
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