Le pas de côté de l’historien

À travers deux nouveaux ouvrages, François Hartog poursuit sa réflexion sur les « expériences du temps ».

Olivier Doubre  • 21 février 2013 abonné·es

Dans son livre mondialement connu Le Christ s’est arrêté à Eboli  [^2], Carlo Levi, intellectuel juif turinois antifasciste, diplômé de médecine et peintre, relate ses quinze mois de bannissement passés dans un village de Lucanie, là où le Christ « n’est jamais arrivé, ni le temps, ni l’âme individuelle, ni l’espoir, ni la liaison entre causes et effets, ni la raison, ni l’histoire ». Il y noue pourtant une relation intense avec « ses paysans » aux croyances superstitieuses, dans cet « autre monde que resserrent la douleur et les coutumes, ce monde en marge de l’histoire et de l’État, éternellement passif, cette terre sans consolation ni douceur, où le paysan vit, dans la misère et l’éloignement, sa vie immobile sur un sol aride, en face de la mort ». Or, Carlo Levi écrit son récit après que « plusieurs années se sont écoulées, chargées de guerre et de ce qu’on appelle histoire », à Florence, entre décembre 1943 et juillet 1944, période pendant laquelle il dirige la Résistance contre l’occupant nazi et ses complices fascistes. Ce face-à-face entre ce monde paysan au temps apparemment immobile, voire immuable, et l’homme de culture et de raison, engagé politiquement, symbolisant en quelque sorte l’histoire, voire la croyance dans une certaine « fin de l’histoire » longtemps nommée progrès ou révolution, aurait très certainement intéressé François Hartog. D’autant plus que le récit de cette rencontre, qui ne serait pas advenue sans l’intervention de l’histoire et de la politique, en l’occurrence le régime fasciste et la répression de ses opposants, fut écrit durant une période où Carlo Levi était un acteur de premier plan du changement du cours de l’histoire italienne, celle de l’insurrection finale contre le régime, l’Occupation allemande et son cortège de violences et d’extermination.

Historien et directeur d’études à l’EHESS, spécialiste au départ de la Grèce ancienne, sur laquelle il travailla auprès de ses maîtres Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, François Hartog, au fil de ses recherches, s’est fait peu à peu historien de l’histoire. Une grande partie de son travail s’est en effet concentrée sur l’étude du rapport au temps des hommes en fonction des époques. À la suite d’autres recherches (notamment le XIXe siècle et l’histoire ou Évidence de l’histoire. Historiographie ancienne et moderne ), il a développé sa célèbre notion des « régimes d’historicité », dans son maître-ouvrage éponyme paru en 2002. Il définit par ce terme les successives « expériences du temps », jusqu’à celle qui nous caractérise aujourd’hui, et qu’il a nommée « présentisme », montrant « la force et la prégnance du présent dans l’expérience contemporaine du temps ». C’est-à-dire celle d’un « présent omniprésent »,« mémoire, patrimoine, commémoration, identité, ces maîtres-mots de notre contemporain, ont instauré, pour ainsi dire, un tête-à-tête entre passé et présent ». D’où cette « inquiétante étrangeté de l’histoire », pour reprendre le titre de sa contribution à un volume paru à l’occasion du centenaire de la naissance de Paul Ricœur [^3], l’un des derniers grands philosophes de l’histoire. Une « inquiétante étrangeté » – formule célèbre de Ricœur lui-même –, qui souligne le « sentiment de surprise, voire de malaise », des lecteurs de l’historien par rapport à leur propre mémoire (individuelle et collective) des événements, et à leurs « expériences » du passé.

Dans l’un des deux ouvrages qui paraissent aujourd’hui, Croire en l’histoire, François Hartog poursuit sa réflexion sur ces notions, et dans le second (sous forme d’entretien), la Chambre de veille, tout aussi passionnant, il s’interroge sur son parcours et décrypte la démarche de l’historien au travail. Se comparant à un marin dans la « chambre de veille », cette salle sous la passerelle des navires où sont conservés les livres de bord et les cartes, c’est-à-dire les connaissances écrites servant à s’orienter dans l’océan – qui lui offre une belle métaphore avec le temps du chercheur en histoire –, Hartog donne à voir à la fois le contenu de son travail et les doutes qui l’assaillent, notamment face à son époque. Sans « jamais abandonner le présent » mais en faisant « un pas de côté », comme il l’a fait en choisissant la Grèce ancienne en pleine période de tumultes au lendemain de Mai 68 – ou comme il le fait en étudiant l’histoire des rapports au temps. Afin de tenter de mieux saisir le présent. Pour continuer de « croire en l’histoire ».

[^2]: Einaudi, 1945 ; première traduction française par Jeanne Modigliani, Gallimard, 1948.

[^3]: Paul Ricœur : penser la mémoire, François Dosse et Catherine Goldenstein (dir.), Seuil, 302 p., 25 euros.

Idées
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