The Gatekeepers : Dans les coulisses du Shin Bet

Face à la caméra de Dror Moreh, six anciens patrons des services de sécurité intérieure d’Israël témoignent de leur expérience. Un constat amer de l’échec moral et politique des gouvernements israéliens successifs.

Jean-Claude Renard  • 28 février 2013 abonné·es
The Gatekeepers : Dans les coulisses du Shin Bet
© **The Gatekeepers** , mardi 5 mars, à 20 h 50, sur Arte (1 h 35). Également disponible en DVD chez Arte Éditions le 6 mars.

Depuis la guerre des Six Jours, en 1967, l’agence est à la tête des opérations de renseignements dans les Territoires occupés, en charge de l’espionnage et des secrets d’État. Une agence d’où rien ne filtre. Communiquant très peu ou pas, opérant dans le plus grand silence. C’est dire l’aspect exceptionnel du documentaire que livre là le réalisateur, Dror Moreh, donnant la parole à six anciens directeurs du Shin Bet. À commencer par le plus âgé, Avraham Shalom, né à Vienne dans les années 1930, directeur de 1980 à 1986. À suivre par Yaakov Peri (1988-1994), Carmi Gillon (1994-1996), Ami Ayalon (1996-2000), Avi Dichter (2000-2005) et Yuval Diskin (2005-2011). Soit plus de trente ans de sécurité intérieure d’Israël, face à la caméra.

À chacun son expérience, ses souvenirs, sa vision de la fonction et de l’histoire. Une histoire qui commence pour Shalom à l’orée des années 1980, quand « peu à peu, et heureusement pour nous, le terrorisme s’est intensifié. Beaucoup d’entre nous ont eu alors beaucoup à faire et nous avons cessé de penser à un État palestinien pour ne plus penser qu’au terrorisme. Nous avons oublié la question palestinienne ». Le ton est donné, froidement. « Nous avons réussi à maîtriser le terrorisme, poursuit Shalom. Nous l’avons maintenu en veilleuse pour que l’État puisse faire ce qu’il voulait. Mais ça n’a pas résolu le problème de l’occupation […]. Les Premiers ministres se sont succédé, mais aucun ne s’est jamais intéressé au peuple palestinien. Ni à l’intérieur des frontières de 1967 ni à l’extérieur de ces frontières. » On aurait pu penser que le réalisateur, déjà auteur d’un documentaire consacré à Sharon, obtiendrait une langue de bois, un discours dissimulé. Loin de là : ses interlocuteurs s’expriment sans détours, avec une surprenante liberté, sur cette maison « bien organisée, efficace, selon Yuval Diskin, encore en poste il y a deux ans, qui travaille méthodiquement ».

Au fil des entretiens sont relatés la mainmise sur le Liban en 1982, la domination du Shin Bet sur le Mossad, l’apprentissage d’un territoire bien quadrillé, le contrôle des districts, les arrestations dans les villages, le recrutement et l’utilisation des indicateurs, la pression exercée sur les suspects, les effroyables conditions de vie en détention, le laxisme face à l’extrémisme juif, culminant avec l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Au détour des confessions, d’aveux précis et circonstanciés, tombent, non moins froidement, l’évocation d’exécutions sommaires, les tortures infligées, les lynchages, notamment celui de deux preneurs d’otages d’un bus de Tel Aviv détourné vers Gaza, en 1984, qui, après avoir été arrêtés, ont été sauvagement abattus. « Le concept d’ordre illégal n’existait pas encore », souligne Ami Ayalon, tandis que Shalom, responsable du massacre, jugé même par ses pairs comme un homme « sans pitié », se refuse toujours à parler d’un « aspect moral dans cette affaire ».

Illustrés par de nombreuses images d’archives et des photographies (sans céder à la spectacularisation), ce sont autant de propos qui pointent des responsables n’ayant jamais cherché à construire la paix, qui disent l’absence de vision stratégique et dénoncent une administration conduisant le pays au désastre en maintenant l’occupation des territoires palestiniens. Avec ce constat général : l’inefficacité du Shin Bet. Sa défaite. Morale, politique, militaire. Un constat d’échec qui fait dire à Yaakov Peri, non sans ironie, après avoir été « témoin des souffrances d’une famille, des séparations douloureuses »  : « Ce sont des moments profondément gravés. Et quand tu quittes le Shin Bet, tu deviens un peu gauchiste ». Si le bilan est moins personnel chez Ami Ayalon, citant Clausewitz, il n’est pas moins lucide : « La victoire est la capacité à créer une réalité politique meilleure. La tragédie du débat public israélien sur la sécurité est que nous ne comprenons pas que nous sommes dans une situation frustrante, où nous gagnons chaque bataille mais nous perdons la guerre. »

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