Yuna Chiffoleau : « Les industriels négligent les produits locaux »

Pour la sociologue Yuna Chiffoleau, le potentiel des circuits courts en distribution alimentaire est mal connu.

Patrick Piro  • 21 février 2013 abonné·es

Les tromperies massives sur la qualité de la viande en Europe montrent combien le délitement des liens entre producteurs et consommateurs fragilise les filières agroalimentaires longues, analyse Yuna Chiffoleau, chercheuse à l’Inra. Pourtant, la course aux approvisionnements à bas coûts, et de plus en plus loin, serait une fausse nécessité : les produits locaux sont compétitifs et les circuits courts globalement bien plus profitables aux régions.

La crise des lasagnes à la viande de cheval connaît des développements quotidiens. Êtes-vous surprise par son ampleur ?

Yuna Chiffoleau : Pas vraiment. Nous connaissons les dysfonctionnements de ces circuits longs depuis la crise de la vache folle. Le scandale actuel montre que l’on n’a rien appris depuis. Malgré l’instauration de la traçabilité des produits, les failles persistent. Ce n’est pas très étonnant : le lien entre les producteurs, les industriels de l’agroalimentaire et les consommateurs n’a jamais été aussi distendu. Il est révélateur de voir surgir ce terme de « minerai » pour désigner les sous-produits de la filière viande : les industriels n’élaborent plus des aliments, ils font des assemblages. Ils sont parfois plus dans la finance que dans l’agroalimentaire.

Les consommateurs veulent des produits peu chers. L’industrie agroalimentaire peut-elle se passer d’importer des ingrédients à bas coûts ?

L’idée que les circuits longs sont une nécessité est erronée. Les industriels ne font tout simplement même plus l’effort de se tourner vers les matières premières locales. Il règne une profonde méconnaissance de ces ressources et des partenaires du monde agricole. Dans le Pays de Figeac, en Midi-Pyrénées, on trouve du steak haché 100 % bœuf, issu de races locales, dont la provenance et les conditions d’élevage sont facilement vérifiables, et moins cher qu’en supermarché. En dehors des pratiques de dumping social – l’importation de pays où les salaires sont très bas –, cette matière première offre un rapport qualité-prix bien supérieur à celui des circuits longs. Les produits locaux sont compétitifs, on est en train de le découvrir, et nous comptons le mettre en évidence par une étude européenne qui livrera ses résultats en 2014.

Pourtant, le « minerai » importé arrive en France à des prix défiant toute concurrence… 

C’est parce que l’on s’en tient à des comparaisons biaisées, fondées sur la vision comptable étroite de l’agro-industrie. Quand on calcule tous les bénéfices apportés par les circuits courts, la balance penche franchement de leur côté : plus d’emplois locaux, une bien meilleure garantie de qualité, et l’évitement de nombreuses nuisances découlant de schémas d’approvisionnement destructeurs. Par exemple, l’État s’acharne sur les petits abattoirs locaux en les accablant sous des normes établies dans le but d’encadrer les ateliers à gros débit. Les garde-fous réglementaires sont souvent surdimensionnés pour de petits établissements en mesure de maîtriser les risques à leur échelle. Deux poids deux mesures, qui provoquent la fermeture d’abattoirs locaux. Certains départements en sont aujourd’hui dépourvus, un préjudice pour les filières courtes, dont la réglementation ignore les spécificités.

Les circuits courts peuvent-ils garantir les volumes d’approvisionnement qu’attend l’agro-industrie ?

Encore une fois, nous sommes là dans les idées reçues. « Local » ne veut pas dire « limité », les ressources existent ! D’ailleurs, dans un plat cuisiné, la proportion de viande n’est pas très importante : la question des volumes ne se pose donc pas de façon cruciale. Privilégier les importations relève de choix stratégiques d’investissement. Nous ne sommes pas surpris que Spanghero se retrouve au cœur de cette affaire de tromperie sur la marchandise. L’entreprise n’est pas réputée pour valoriser les produits locaux. Dans son cassoulet, le canard vient de Pologne, les haricots d’Argentine… Par ailleurs, les industriels peuvent faire évoluer leurs pratiques : par exemple, engraisser les bovins sur place au lieu de les envoyer en Italie, ce qui contribuera à soutenir des petites et moyennes entreprises. Le mouvement a d’ailleurs démarré en Midi-Pyrénées. Rien n’empêche de le généraliser.

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Contre la malbouffe : Manger local
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