Embaumement

Denis Sieffert  • 14 mars 2013 abonné·es

Les héritiers politiques de Chávez ont donc décidé d’embaumer le corps du défunt président du Venezuela. Cette canonisation laïque agit comme un ultime révélateur d’un régime aux méthodes parfois discutables qui nous a replongés dans une problématique que la génération de « soixante-huitards » – la mienne – connaît bien. Celle des indulgences coupables, pour ne pas dire des aveuglements, au nom de la défense des « causes justes ».

Osons parfois penser contre nous-mêmes. Cela sans méconnaître le piège qui nous est tendu et dans lequel se sont précipités avec vulgarité quelques ex-mao-trotsko qui ont fini par faire repentance (et carrière) jusque dans l’apologie du néo-conservatisme étatsunien. Sans tomber si bas, le risque existe d’être récupéré par les ennemis de Chávez qui sont aussi, idéologiquement et socialement, les nôtres. Mais le risque inverse, celui de la complaisance, n’est pas moins redoutable. Essayons donc de tirer sans concessions le bilan de ces quatorze années de « révolution bolivarienne ». Le principal acquis est connu. Il est social. La redistribution d’une partie de la rente pétrolière au profit des plus pauvres – les fameuses missions –, les avancées spectaculaires dans le domaine de la santé et de l’éducation, la réforme agraire, les coopératives agricoles en lieu et place des propriétés latifundiaires emportent évidemment notre adhésion. Mais nous savons aussi que cette politique s’est accompagnée d’une propagande tapageuse et souvent attentatoire aux libertés. La presse et les médias en ont fait les frais. Il est à craindre surtout que Chávez n’ait légué aucun système durable. Les missions relèvent plus du caritatif que de la mise en place institutionnelle d’une politique. On dira que c’est déjà ça. Mais le legs aurait été plus solide si Chávez avait créé des corps intermédiaires qui auraient nécessairement tempéré son pouvoir personnel – ce qu’il n’a pas voulu –, et s’il n’avait pas condamné son pays à une dépendance exclusive à la manne pétrolière. Enfin, l’idée exotique selon laquelle son populisme flamboyant doit être réintégré dans une tradition latino-américaine n’est pas non plus recevable.

L’exemple de Lula au Brésil prouve qu’on peut éviter, même en Amérique latine, de tomber dans une version « gauche » des personnages d’Alejo Carpentier. Mais, avouons-le, avec ses excès et ses débordements, Chávez nous a parfois réjouis. Quand, un jour, succédant à George Bush à la tribune de l’ONU, il note que l’endroit « sent encore le souffre », on ne résiste pas. Et lorsqu’à la télévision, il congédie au sifflet, comme un arbitre de football, les oligarques, banquiers et autres magnats du pétrole, on rit de bon cœur. Petite vengeance sur l’ordre habituel du monde. Nous sommes tellement résignés à voir nos oppositions sociales-démocrates courber l’échine devant les puissances de l’argent que cette façon de casser la baraque a eu un effet indéniable de catharsis. Mais, au final, est-ce plus que de la rhétorique ? Paradoxalement, c’est l’après-Chávez qui le dira. Et c’est son successeur désigné, Nicolas Maduro, dont il faut évidemment souhaiter l’élection, qui aura pour tâche de répondre à la question (voir à ce sujet l’article de Jean-Baptiste Mouttet, p. 8).

Enfin, on ne peut tirer le bilan des années Chávez sans évoquer ses amitiés internationales. Ce n’est pas tout à fait une question mineure. L’axiome « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » est un peu léger pour excuser son penchant à soutenir des dictateurs, de Bachar Al-Assad à Kadhafi en passant par Ahmadinejad. Rien n’y obligeait. S’il ne s’agit que de la mise en pratique du fameux axiome – fameux mais sinistre –, c’est le signe d’une inquiétante faiblesse d’esprit. On peut craindre, hélas, que ce jeu d’alliances n’ait été le révélateur d’un mal plus profond qui renvoie à sa propre conception du pouvoir. Comment l’ami du peuple vénézuélien a-t-il pu s’accommoder d’un soutien à l’homme qui, en Syrie, bombarde son propre peuple ? Comment a-t-il pu louer la « démocratie iranienne » au pire moment où le régime réprimait dans la rue ? L’anticapitalisme, et l’anti-impérialisme, pour nous, ce n’est pas ça. Cela ne peut pas être ça. La gauche française a donc un devoir d’inventaire sur ce qui s’est passé depuis 1998 au Venezuela. Évidemment, Chávez n’a pas été le dictateur que les élites libérales ont décrit. Et l’on peut sans peine dénier à Laurence Parisot, l’amie des oligarques pétroliers, toute légitimité pour en juger. Il a été élu et réélu à la régulière. Il a remporté un référendum révocatoire. Et c’est même lui qui a été victime d’un putsch en 2002, avant d’être ramené en son palais par un vaste mouvement populaire. Mais il n’a sûrement pas été non plus un grand démocrate. Pour les amateurs de pensée binaire, cette contradiction est sans doute insupportable. Il nous faut pourtant faire avec.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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