Fulgurant Robert Castel

Claude Martin  • 21 mars 2013 abonné·es

Robert Castel est décédé le 12 mars, à la veille de son quatre-vingtième anniversaire. Il laisse une œuvre considérable, profonde et ciselée, au service d’un projet scientifique ambitieux : proposer une généalogie du social et de notre présent. Sa sociologie s’étale sur un demi-siècle de transformations sociales majeures, une « nouvelle grande transformation », comme il avait coutume de les qualifier en référence à Karl Polanyi. Il a consacré sa vie à les décrypter avec rigueur en faisant preuve, tel un visionnaire, d’intuitions fulgurantes.

Après son agrégation de philosophie, ce « miraculé de la République », comme il se définissait souvent, fait sa thèse de sociologie avec Raymond Aron et rejoint le centre de recherche sociologique de Pierre Bourdieu. Capteur de son temps, ouvert sur le monde, malgré ce qu’il considérera toute sa vie comme son incompétence en langues, il repère très tôt la portée du travail d’Erving Goffman, qu’il contribue à faire connaître en France en 1968 pour ses travaux sur l’asile et l’enfermement. C’est cette vision de l’intérieur du milieu de la psychiatrie, auquel lui donnait accès son épouse Françoise Castel, psychiatre elle-même, qu’il va mettre en œuvre, en veillant à adopter d’emblée cette posture généalogique qui lui permettait, comme il l’a dit souvent, de « ne pas rester le nez sur le guidon du présent ». Il a aussi détecté très tôt la montée en puissance de la psychologisation de notre société et ses effets sur la conception de l’individu, un individu chargé de se produire lui-même. Ses échanges avec Foucault, mais surtout avec le groupe de l’école italienne d’antipsychiatrie autour de Franco Basaglia, dont Robert Castel va devenir un très proche ami, lui ont permis de tracer son propre chemin et de tenir à la fois les fils historique (généalogique), sociologique et politique de la construction du sujet dans un système de contraintes. Ce faisant, il a poursuivi à sa manière le projet de Norbert Elias – qu’il a beaucoup regretté de ne pas avoir rencontré – de relier individu et société, petite histoire singulière et grande histoire. Robert Castel a aussi perçu et rendu intelligible très tôt la montée de cette « peur panique des risques qui se conjugue avec un désir éperdu de sécurité », comme il l’écrit dans la préface à la réédition de la Gestion des risques, publié une première fois en 1981. Il décrit alors les prémices du tournant managérial dans les secteurs d’intervention qu’il observe, avec l’informatisation, le profilage, la définition de facteurs et de populations à risques, renouvelant profondément la problématique de la surveillance. Près de dix années avant qu’Ulrich Beck n’évoque « la société du risque », non sans provoquer un amalgame impressionnant de toutes les formes de risques, Castel nous invite à plus de précaution pour distinguer sans les confondre (et tenter de mieux les maîtriser) toute une gamme de risques différents, évitant ainsi ce qu’il considère comme « le terreau de toutes les dérives sécuritaire ».

Partant de son intérêt pour « les trajectoires un peu tremblées, les situations un peu sur les bords », Robert Castel s’est attaché à partir du milieu des années 1980 à produire une histoire des transformations des rapports au travail, faisant des métamorphoses du salariat, en lien avec la protection sociale, l’épicentre de la nouvelle grande transformation. Ce chantier de généalogie du social, sa « chronique du salariat », va déboucher sur cet autre grand livre qui le rendra définitivement incontournable, les Métamorphoses de la question sociale  (1995). Plutôt que de l’envisager comme un nouveau chantier, Castel insiste sur les continuités. En effet, d’une façon absolument originale, il s’est toujours intéressé aux marges pour comprendre le cœur de la société et de son fonctionnement. Cette réflexion sur la centralité théorique et politique des marginaux pour la compréhension sociologique, il la partage bien sûr en partie avec ces autres intellectuels majeurs de son temps, Bourdieu et Foucault. Mais, plus que beaucoup d’autres, il en a démontré toute la richesse, refusant d’enfermer les marginaux dans cette posture de périphérie, se méfiant du découpage savant qui sépare, par exemple, sociologie de l’État, de la pauvreté, et sociologie du travail, d’où ses résistances à la thématique de l’exclusion et son souci de proposer des concepts propres comme celui de « désaffiliation », d’où aussi de nouvelles explorations comme la question des Sorties de la toxicomanie  (1992) ou celle des discriminations.

Depuis la publication des Métamorphoses de la question sociale, Robert Castel n’a cessé de poursuivre ses investigations, affinant, actualisant ses analyses, intensifiant les échanges et le diagnostic sur les transformations de nos sociétés et leur basculement dans l’après-fordisme. De nombreux ouvrages ont suivi les Métamorphoses, et notamment l’Insécurité sociale et la Montée des incertitudes. Il avait encore des projets éditoriaux juste avant de disparaître. S’il n’a jamais confondu son rôle avec celui d’un expert ou d’un conseiller du Prince, Robert Castel est resté durkheimien et fidèle à cette fameuse formule   : « Nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. » C’est pourquoi il a toujours consacré beaucoup de son temps à répondre aux invitations, à échanger avec des étudiants, des professionnels, à communiquer ses idées dans les médias, à nouer de nombreux réseaux de travail et d’échanges, en Europe et en Amérique latine, en particulier en Argentine, où il se rendait régulièrement. Il a aussi accepté de discuter des différents volets de son œuvre avec plusieurs de ses collègues dans un livre laboratoire que nous avons eu le plaisir de coordonner. Sa disparition va laisser un immense vide.

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