Italie : Ces élus venus d’ailleurs

Les vainqueurs des listes Grillo sont souvent issus de mouvements sociaux ou citoyens, modifiant le profil des parlementaires.

Olivier Doubre  • 7 mars 2013 abonné·es

L’image a fait la une de tous les journaux télévisés italiens. Le 10 octobre 2012, Beppe Grillo, âgé de 65 ans, traverse à la nage le détroit de Messine, entre Calabre et Sicile. Suivi par des dizaines d’embarcations remplies de journalistes, l’ancien comique vient d’accomplir « le troisième débarquement en Sicile : après celui de Garibaldi et celui des Alliés en 1943, voici celui du Mouvement 5 Étoiles » (M5S) ! Il lance ainsi sa campagne pour les élections régionales du 28 octobre suivant, et rappelle son opposition au projet pharaonique de pont sur le détroit, voulu par Berlusconi : « une hallucination mentale digne des années 1970 »

Une façon de faire de la politique « autrement » qui mêle efficacement personnalisation à outrance (non sans une mise en avant du corps du leader, connu pour s’agiter et hurler durant ses meetings) et un usage très contrôlé des médias. Deux semaines plus tard, sa formation, présentant des inconnus du grand public, devient le premier parti à l’Assemblée régionale sicilienne, avec 19 élus. Le nouveau président (démocrate) de la Région, Rosario Crocetta, ancien de Rifondazione comunista, activiste antimafia et homosexuel déclaré dans cette île très catholique, gouverne depuis grâce au soutien sans participation des grillini, les élus du parti de Beppe Grillo, en négociant leur appui réforme par réforme. Notamment en matière d’environnement ou celle, emblématique, réduisant les salaires des élus régionaux. Chaque fois, les grillini ont savamment orchestré une mise en scène de ces décisions, à travers des vidéos et des interviews postées sur les réseaux sociaux et le célèbre blog de Beppe Grillo. Populaire, le M5S est passé de 14 % en octobre à… plus de 33 % en Sicile aux élections nationales des 24 et 25 février. Beaucoup ont pensé que ses 108 députés et, surtout ses 54 sénateurs dans un Sénat sans majorité, la plupart inconnus jusqu’à présent, allaient suivre « l’exemple sicilien » et soutenir sans participation un gouvernement dirigé par le leader du Parti démocrate (majoritaire à la Chambre), Pierluigi Bersani. C’était compter sans l’intransigeance et les invectives scabreuses, voire insultantes, de Beppe Grillo, qui, jusqu’à présent, s’y refuse. Des inconnus de plus en plus embarrassés, pour certains, par l’attitude imprévisible de leur leader. Ils savent néanmoins qu’ils lui doivent leurs fauteuils de parlementaires, puisque les électeurs ont essentiellement voté sur son nom. Mais, en dehors de ses promesses issues d’un programme idéologiquement ambigu, bien peu savent ce que compte faire précisément Beppe Grillo.

Génois né en 1948, Beppe Grillo est d’abord représentant de commerce avant de se découvrir comique. Après une apparition sur le petit écran en 1977, il multiplie publicités et rôles au cinéma mais est chassé de la télévision en 1986, en plein règne de Bettino Craxi, pour avoir moqué les socialistes « voleurs ». Désormais célèbre, il dénonce sans relâche la corruption. Avec Gianroberto Casaleggio, ancien soixante-huitard spécialiste d’Internet, il ouvre un blog qui est bientôt le plus suivi d’Italie. Adeptes de la « démocratie directe », les deux hommes créent ensemble, en 2009, le Mouvement 5 étoiles. Un « non-parti », sans locaux, s’articulant autour du site www.beppegrillo.it, dont l’excomique serait le « non-chef » mais aussi l’unique et très autoritaire « garant ». Il en exclut toute voix discordante, mais colle parfaitement aux aspirations populaires contre les diktats des banques et de l’Europe, et plaide en faveur de l’environnement. Tout en demandant de réserver les emplois aux Italiens plutôt qu’aux immigrés, ou en prônant la disparition des syndicats. Ce que tentent d’ignorer ses ralliements à gauche, mais qu’ont parfaitement compris certains néofascistes, dont il n’a jamais refusé l’appoint.

On en sait d’ailleurs aussi peu des élus de ses listes. Cooptés par Internet sur la base de la plate-forme programmatique de leur leader, ils sont issus de la société civile, souvent de mouvements citoyens locaux. Ainsi, beaucoup des élus du Piémont sont des personnalités engagées contre le projet de TGV Lyon-Turin, dans les associations No-TAV (« Non au TGV »). Dans certaines des vallées des Alpes où devrait passer le train, le M5S a réalisé des scores quasi soviétiques, et les No-TAV, en pleine effervescence aujourd’hui, se prennent à rêver que l’un des premiers textes adoptés par le nouveau Parlement décide de l’arrêt du projet… D’autres de ces élus sont des militants environnementalistes ou antimafia dans le Sud. Ce qui est souvent la même chose, tant les mafias sont impliquées dans le trafic des déchets. D’autres encore, telle la future benjamine de la Chambre, Marta Grande, 25 ans, ou Luca Frusone, 27 ans, sont étudiants ou fraîchement sortis de l’université, parfaits représentants de la jeunesse italienne diplômée, prête à l’émigration car bien en mal de trouver un emploi en adéquation avec son niveau de formation, et qui a participé aux mouvements ces dernières années contre les coupes budgétaires et la précarité dans l’éducation et la recherche.

C’est là l’un des profils des élus du M5S : ils sont plus diplômés que la moyenne des Italiens, et surtout plus jeunes. En tout cas, bien plus jeunes que la moyenne d’âge de leurs collègues parlementaires : les grillini ont en moyenne 37 ans quand l’ensemble des députés en a en moyenne 45, et les sénateurs 53… Les grillini comptent beaucoup de femmes, travaillent plutôt dans le secteur tertiaire, notamment celui des nouvelles technologies, sont enseignants, scientifiques, cadres moyens. Aux côtés de quelques médecins et quelques ouvriers. Un vrai changement par rapport aux parlementaires italiens « typiques » : élus de longue date et en grande majorité des hommes d’âge mûr. Toutefois, il y aurait aussi, parmi ces nouveaux élus, une poignée de militants néofascistes radicaux, qui auraient profité, incognito, de la désignation « horizontale » via Internet des candidats pour faire une sorte d’entrisme. Car si Grillo a séduit à gauche, il a aussi recueilli beaucoup de voix d’anciens abstentionnistes et, pour une petite part, de l’extrême droite.

À l’issue de leur première réunion, dimanche 3 mars, où les grillini « ont fait connaissance » – dont Grillo était absent et les journalistes strictement tenus à l’écart –, rien n’a filtré quant à leurs stratégies, modes de travail, nom de leurs futurs présidents de groupe ou premières propositions de loi. Et encore moins quant à leur soutien éventuel à un gouvernement. Même si on les sait hésitants, ou divisés sur ce point, notamment face au danger d’un Berlusconi toujours en embuscade, demandant déjà un retour aux urnes.

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