Le nouvel an de la créolité

Le carnaval des 2 rives, à Bordeaux, célèbre l’Afrique du Sud dans un rapprochement inédit avec un groupe de musiciens du Cap.

Lorraine Soliman  • 14 mars 2013 abonné·es

L’événement est méconnu ici, sous-estimé ailleurs, controversé là-bas, et pourtant il rassemble des milliers de personnes chaque année depuis plus d’un siècle dans les rues et les stades de la cité-mère de l’Afrique du Sud. Le carnaval du nouvel an du Cap, le plus souvent désigné en afrikaans par l’expression Kaapse Klopse Karnival (KKK), est «   un rituel de renouvellement façonné par l’histoire de la péninsule du Cap et de l’Afrique du Sud, nourri par les relations sociales particulières qui se sont développées au Cap pendant trois siècles », résume Denis-Constant Martin dans son ouvrage paru en 1999 et premier du genre, Coon Carnival. New Year in Cape Town: Past and Present (David Philip Publishers). Une histoire spécifique et complexe, dont les questionnements et les ambiguïtés transparaissent dans les différentes composantes du carnaval. «   Mon premier souvenir du carnaval remonte au début des années 1950, quand mon oncle Harold est sorti de notre petite arrière-cour dans sa tenue de Carmen Miranda pour être pris en photo. J’étais choqué parce qu’elle/il avait l’air si familière/er. » Ces paroles de Melvyn Matthews, directeur général de la Kaapse Klopse Karnival Association, soulignent la dimension cathartique de l’événement. La scène qu’il décrit montre la figure du/de la moffie, l’un des personnages récurrents du carnaval, qui incarne une certaine ambiguïté sexuelle avec un effet comique fondé sur l’extravagance vestimentaire et comportementale, et symbolise aussi la liberté de choisir qui l’on veut être : homme ou femme, Blanc ou Noir, ange ou démon. C’est un aspect crucial du carnaval, qui prend un sens particulier dans ce pays où les relations de domination et de subordination ont été poussées à l’extrême.

Si c’est la communauté coloured (pour reprendre la terminologie locale) qui s’est réapproprié les festivités du nouvel an, correspondant à l’origine à la journée de congé annuel de tous les esclaves (le 2 janvier), ce n’est pas un hasard. Ni Blancs ni Noirs, les coloureds incarnent un flottement “racial”qui trahissait à lui seul l’absurdité de l’apartheid. En outre, ce groupe d’ «   intermédiaires culturels » concentre les stéréotypes négatifs attribués par les Blancs à la créolité urbaine (dont ils participaient aussi !) : «   Ce sont des bâtards [qui n’ont], en propre, ni histoire ni culture », dit encore Denis-Constant Martin. Le Tweede Nuwe Jaar (le second nouvel an) serait le miroir culturel de leur hybridité : ses parades, sa musique, ses chants, ses danses et ses personnages hérités puis reconstruits à partir d’un imaginaire américain véhiculé dans un premier temps par les troupes de Blackface Minstrels qui débarquent au Cap au milieu du XIXe siècle. C’est en 1907 que les premières compétitions de chants sont organisées. Après la grande parade du Tweede Nuwe Jaar, les klopse (club, en afrikaans) ou troupes de Coons se réunissent dans des stades pour s’« affronter » musicalement dans un esprit sportif dont les tensions politiques et sociales ne sont pas absentes. C’est néanmoins la dimension festive, le caractère émancipatoire et la composante éducative du carnaval que souhaite mettre en avant quelqu’un comme Melvyn Matthews.

Minstrel depuis l’enfance, il est aujourd’hui tête pensante et pionnier dans l’organisation de ces festivités souvent mal comprises. Cet événement jadis méprisé a retrouvé une légitimité et une place majeure dans le calendrier culturel sud-africain. «   Espérons que les agences de tourisme qui en ont fait un argument de vente de séjours dans la ville du Cap sachent y voir la richesse culturelle et historique de ce parangon de la créolité », soupire Armelle Gaulier, spécialiste du KKK. Souhaitons aussi que la parade du 17 mars du Carnaval des 2 Rives contribue pleinement à cette reconnaissance.

Musique
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