Sans plumes et sans reproche

Poulet peau nue et nounours amoché : Ted Stearn fait des rebuts de notre société des héros déjantés.

Marion Dumand  • 7 mars 2013 abonné·es

Fuzz et Pluck sont les rebuts du monde. Pluck a échappé de peu à l’abattoir, Fuzz à un mioche sadique. Coq plumé et nounours amoché, tous deux gardent les stigmates de cette vie d’« avant ». Avant ? Quelques flash-back évacuent la question d’un destin tout tracé, celui de volaille de basse-cour et de peluche martyrisée, pour faire de la rencontre dans un camion-poubelle l’élément fondateur de cet improbable couple. Fuzz et Pluck, c’est Laurel et Hardy. Version animale, déjantée et dessinée par Ted Stearn. L’Américain n’en est pas à son premier duo : il a collaboré à la célèbre série de dessin animé Beavis et Butthead, deux ados accros à la télé et à la bière. Leurs ricanements et leur acné en ont fait les icônes trash, bêtes et méchantes, d’une génération. Ted Stearn fait, selon ses propres mots, de l’animation et de la bande dessinée « mostly funny in a sad sort of way », c’est-à-dire, dans un français moins pugnace, « principalement drôle d’une triste façon ». Les deux tomes de Fuzz et Pluck sont à ranger définitivement dans cette catégorie qui, écrit-il ^2, lui vaut pour commentaires principaux : « C’est tellement surréaliste » et « Je ne comprends pas. »

L’aventure Fuzz et Pluck commence mal. Ils n’ont pas même réussi à atteindre la ville où ils comptaient trouver du travail qu’ils sont arrêtés et traînés devant la justice, une dame justice aveugle au sens propre, puisqu’elle a les yeux bandés. Le deuxième épisode s’ouvre alors, avec un rappel des faits à la forme désuète et au fond révélateur : « Fuzz et Pluck se retrouvent injustement condamnés à être vendus comme esclaves… Cette misérable institution du servage ayant été mise en place comme alternative économique à cette tout aussi misérable institution qu’est l’incarcération… » Et là, de mal en pis, de coq en âne, Ted Stearn nous embringue dans un récit aux péripéties loufoques, teintées de clins d’œil acides, où se croisent « marchomobiles » (véhicule à roues pour souris avançant lorsque les esclaves marchent à l’intérieur) et « Régine Régime », qui se bat, carotte géante à la main, contre les « sales sandwichs pleins de cholestérol qui bouchent les artères et tuent les maris ». Singes sadous squelettiques, universitaires butés, lapins belliqueux, plantes mutantes mi-fruit mi-insecte, bombe artisanale, animaux gladiateurs… L’imagination s’emballe sans que la tension ne s’évente. Car l’auteur maîtrise absolument l’art de la narration et de la mise en cases. Il en utilise une sacrée palette, sans jamais faire de l’esbroufe mais toujours en servant l’histoire. Il en va de même pour le dessin : son style graphique relève clairement de la famille « underground américain » (caricature et réalisme, encre noire et hachures), dont il dose les ingrédients pour faire du dessin un élément dynamique, s’approchant parfois de la ligne claire, avant de s’obscurcir à l’extrême.

Fuzz et Pluck, c’est un mélange de Spartacus à grandes oreilles et de Don Quichotte de la bande dessinée. Ted Stearn y pastiche d’ailleurs les héros de Cervantès dans une version « copieusement abrégée ». À travers les mésaventures d’un ours naïf et d’un coq combatif, c’est aussi notre monde bien humain qui nous fait rire et grincer des dents. Avec ce qu’il faut de tragédie, version Fuzz et Pluck. « C’est qui, destin ? », demande Fuzz. « Un de mes vieux amis, répond Pluck, qui ne veut pas me laisser tranquille.   »

[^2]: www.tedstearn.com 

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes
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