Tunisie : Une incessante guérilla sexiste

Le parti islamiste Ennahda tente de démanteler le principe d’égalité femmes-hommes inscrit dans la loi depuis 1956, année de l’indépendance.

Patrick Piro  • 28 mars 2013 abonné·es

Ennahda l’avait promis avant les élections d’octobre 2011 : il n’était pas question de toucher au statut de la femme. En Tunisie, pays qui affirme en tête de son actuelle Constitution (et dans la future, sans nul doute) que l’islam est la religion de la nation, l’égalité entre hommes et femmes est également inscrite dans la loi depuis près de soixante ans. Et ce au sein d’un code du statut personnel parmi les plus progressistes du monde arabe. Peine perdue. Depuis son arrivée au pouvoir, le parti islamiste a multiplié les tentatives pour revenir sur ces principes auxquels les citoyens sont profondément attachés, et que défendent systématiquement de fortes personnalités, femmes et hommes confondus. L’alerte la plus chaude a eu lieu au sein de l’Assemblée constituante, quand Ennahda a tenté de remplacer le principe d’égalité par celui de « complémentarité ». Barrage des mouvements sociaux, et recul des islamistes.

Moins direct, mais tout aussi cousu de fil blanc : les projets d’imposer la charia (loi islamique) comme base du droit, ou encore la création d’une instance suprême de l’islam composée d’imams, dotée d’un pouvoir équivalent à celui d’un conseil constitutionnel, permettant la vérification de la conformité des lois avec la tradition islamique. « C’est à une vigilance de tous les instants que nous sommes appelées, indique Saïda Ben Garrach, de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Rached Ghannouchi ne fait pas mystère de ses convictions. C’est la fonction sexuelle de la femme qui doit organiser son statut : faire des enfants, et les élever au foyer. » Le dirigeant d’Ennahda est la bête noire des féministes. « L’égalité absolue entre les deux sexes n’est pas totalement compatible avec l’islam », commentait-il encore mi-mars, résolument opposé à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw, en anglais), l’un des derniers terrains de bataille des conservateurs de son parti. La Cedaw a pourtant été ratifiée par la Tunisie en   1985, mais avec d’importantes réserves, déjà arrachées par les islamistes au régime Bourguiba sur le déclin, et concernant notamment la liberté de circulation et de mariage des femmes, ou encore la nationalité de leurs enfants en cas de mariage mixte. Ces réserves ont certes été formellement levées après la révolution, mais l’arrivée d’Ennahda au pouvoir a bloqué le processus administratif.

Au détour d’affirmations péremptoires et de jeux sémantiques permanents, se dessine un périmètre de pratiques décrétées « non conformes à la culture de la nation » par Ghannouchi et les radicaux, telles que la conception d’enfants hors mariage, l’avortement, l’homosexualité, l’adoption d’enfants ou la monogamie. Radhia Nasraoui, avocate spécialiste des droits humains, relève que tous les partis, Ennahda compris, s’étaient engagés par écrit en 2007 à respecter les libertés et à ne pas tolérer la politique dans les mosquées. « Tout cela est oublié. On entend des imams, parfois venus d’autres pays, inciter au port du voile intégral, au meurtre des personnalités dérangeantes comme l’était Chokri Belaïd, à l’excision des petites filles, au mariage coutumier  [^2], à la polygamie, considérée par Ghannouchi comme “naturelle”, et tout cela sans aucune réaction du pouvoir ! », dénonce-t-elle. Depuis quelques jours, la bataille pour le droit des femmes s’est enrichie d’une nouvelle modalité. Prenant exemple sur leurs sœurs de lutte égyptiennes, trois jeunes Tunisiennes ont publié sur Facebook leur autoportrait poitrine dénudée. L’une d’entre elles, Amina, disparue un temps de la circulation la semaine dernière, puis retrouvée, commentait ainsi son geste : « Mon corps m’appartient et n’est source d’honneur pour personne. » Jusqu’à présent, les féministes historiques n’ont pas réagi.

[^2]: Sans acte administratif, et laissant toute liberté à l’homme de le rompre.

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