Au pays des sermonneurs

François Cusset  • 11 avril 2013 abonné·es

Que ce soit pour l’invoquer la main sur le cœur, et la soutane au fond d’une chaire, ou la transgresser avec fierté, en exhibant son courage, la morale nous étouffe, elle nous envahit, nous sert d’argument et de logique : pays moisi et transi où, entre les curés, vaste majorité, et ceux qui font pipi dans le bénitier, ostensible minorité, on ne sort plus de ces postures catho-sado-rhétorico-normatives d’avant-hier. Pour ou contre, mais elle est incontournable. C’est même pour ça qu’on n’y respire plus, dans ce pays : pas à cause de je ne sais quelle crise, de l’infamie médiatique ou de la bérézina européenne, non, juste à cause de ce réflexe crétin, qu’ont encore tant de mes compatriotes, de moralisation immédiate de tout ce qui bouge – encore une fois, pour défendre ou bafouer ladite morale, ce qui revient dans les deux cas à la mettre au centre. On en crève, je vous dis, d’ennui et de ressentiment.

Des exemples ? Ils s’abattent sur nous ces temps-ci comme la vérole sur le bas clergé. La critique du capitalisme, on le savait, est surtout chez nous affaire d’indignation, d’humanisme trahi, d’injustice morale mondialisée, mais beaucoup plus rarement de stratégie de lutte, d’utopie active, de contre-monde en acte. Le scandale pathétique suscité le mois dernier par l’imagination débridée de la juriste Marcela Iacub, racontant son DSK en cochon bavard et cannibale, a fini en eau de boudin, sous la férule des moralistes les moins compatibles : entre ceux qui hurlaient à la cupidité de la presse et de l’auteure (souvenons-nous que les journaux cherchent à vendre, même s’ils n’y arrivent plus), ceux qui dénonçaient la vie privée piétinée du pauvre cochon éponyme, et ceux qui opposaient aux facilités de l’oreille mordue (l’acmé décevant de Belle et Bête ) les réalités du harcèlement ou la brutalité du viol sur mineure, il n’y eut presque personne pour saluer les quelques trouvailles et rappeler la médiocrité de facture du livre incriminé, que (presque) personne n’a songé à lire en critique littéraire. De même, votre serviteur ayant eu le malheur de se montrer perplexe, à l’antenne d’une radio, devant le dispositif et le montage d’un film documentaire dont il ne pouvait pas ne pas être solidaire des thèmes (critiques du tournant sécuritaire, de l’éducation évaluatrice, de la justice répressive, du marché omniprésent…), il se vit reprocher vertement par son réalisateur et un ou deux de ses intervenants, au fil d’e-mails interminables, sa lâcheté de censeur et son abjection de liquidateur : or, Notre monde, puisque c’est le titre du film (que j’invite de nouveau tout le monde à aller voir), n’est pas une manif d’alters ou un livre de penseur critique, qui sont deux de mes passe-temps, mais bien un film, qui exige d’être vu et discuté comme film, et non en moralistes du tout ou rien.

Et, dans un autre ordre d’idées, il n’y a qu’en France qu’un mouvement d’opposition au mariage dit « pour tous » (parce qu’entre une Française bien de souche et un Congolais sans-papiers, le mariage est moins évident, du moins sa reconnaissance par les autorités flicardes…), qu’un mouvement gentiment intégriste et méchamment galvanisé finit par se présenter, non plus comme un désaccord de valeurs, mais comme une croisade libératrice, un réveil des consciences, une affaire de déni ou de victoire de la démocratie – oui, parce que ces culs-bénits-là redonnent du service à une rhétorique qui fut jadis de gauche et des combats prolétaires. Quant au pauvre Cahuzac, ils ne sont pas nombreux à dire qu’il a enfreint la loi, et non la morale, et trahi ses fonctions, et non les dogmes divers de la probité, de la sincérité ou de l’amitié. C’est bien, de fait, cet emportement moral, quand chacun se transforme en héraut ou en pourfendeur des préceptes du Bien, lorsque tous y vont de leur sermon même s’il contredit leurs déclarations d’hier, c’est bien cet enthousiasme dans l’apologie de la vertu et la réprimande du Mal (notion à laquelle ils semblent croire encore) qui explique, chez nous, qu’un livre à clé ou un gros mensonge ministériel semblent soudain mettre le pays à genoux, abattu par la gravité de l’affaire, inondé par les torrents bourbeux des commentaires édifiants.

Les explications par le goût de l’invective ou l’obsession de la vertu ont de grosses limites, elles fleurent bon la psychologie des peuples et l’oubli des grandes structures, mais quand même, il faut bien l’admettre : il y a quelque chose de très français dans ce jeu de rôles de curés, ce prêchi-prêcha de donneurs de leçons, ces postures d’indignation hypocrite qui tout à coup animent, et mettent en coupe réglée, ce qu’il nous reste d’espace public. Pourtant, la révolution n’est pas une affaire de morale mais de tactique, pas de dogme mais de logique ; et de Robespierre à Cahuzac, de Guy Mollet à Pierre Bérégovoy, si les gauches échouent, ou si juste le vrai changement social n’est jamais au rendez-vous, c’est peut-être aussi qu’on noie l’essentiel, et ses luttes, dans le bénitier de la bonne morale. Et qu’on épuise sa salive en diatribes épuisantes, au lieu de partir à l’assaut des vrais ennemis. Amen !

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