Europe : des milliers de travailleurs dans les griffes de la directive « services »

Depuis 2006, le nombre de travailleurs étrangers « low cost » a quadruplé en France. Les fraudes et le dumping social se normalisent.

Marion Genevois  • 26 avril 2013
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Europe : des milliers de travailleurs dans les griffes de la directive « services »
© Photo : AFP / JACQUES LOIC / PHOTONONSTOP

La situation ne s’arrange pas pour les « travailleurs détachés » en Europe. Eric Bocquet, sénateur du Nord, tire la sonnette d’alarme dans un rapport remis mercredi 24 avril à la commission des affaires européennes du Sénat. Selon le parlementaire communiste, ces étrangers employés à « bas coûts » sous le régime social de leur pays d’origine, seraient 300 000 en France. Et les fraudes explosent, dénonce-t-il, à la faveur d’un droit européen trop permissif.

Ce dispositif, mis en place par l’Union européenne dès 1996, devait en théorie répondre « au besoin de travailleurs spécialisés » pour « une tâche complexe dans un autre Etats membre ». Mais très vite, il est devenu synonyme de dumping social et d’optimisation sociale, les entreprises y voyant un moyen facile de baisser leurs charges en faisant appel à des travailleurs européens moins chers.

Un phénomène en pleine expansion

Depuis 2006, le nombre de travailleurs détachés en France a été multiplié par 4, passant de 37 924 salariés à 144 411 en 2011. Une augmentation due en partie à l’élargissement de l’Union européenne ainsi qu’à la crise qui a conduit un certain nombre de sociétés à détacher un nombre croissant de travailleurs. Parmi les secteurs les plus concernés, le BTP (bâtiment et travaux publics) arrive en tête avec près d’un tiers des travailleurs détachés, suivi de l’industrie (25%) et du travail temporaire (20%). La France représente ainsi le deuxième pays d’accueil derrière l’Allemagne (311 000 travailleurs détachés en 2011).

Des chiffres qui restent néanmoins en deçà de la réalité, du fait de la difficulté à évaluer le nombre de travailleurs détachés non déclarés. Ainsi, le ministère du travail estime entre 220 000 et 300 000 le nombre de salariés « à bas coût » non déclarés sur le territoire français.  

D’autres cas d’irrégularités plus insidieuses ont été révélées dans le rapport. L’existence de sociétés dites « réservoir de main-d’œuvre » en est un exemple. C’est le cas des entreprises de travail temporaire luxembourgeoises qui recrutent des travailleurs français qu’elles affilient au régime local avant de les mettre à disposition d’une société française. Ces sociétés n’ont, pour la plupart du temps, aucune activité réelle sur le territoire luxembourgeois et les intérimaires français n’ont, quant à eux, jamais travaillé dans le Grand-Duché.

Une réglementation inefficace 

Face aux nombreux abus constatés, la Commission européenne a déposé en mars 2012 une proposition d’amélioration de la directive de 1996. Mais pour Eric Bocquet, cette directive, actuellement en débat au conseil, reste « modeste et contradictoire » . Si elle tente d’un côté de renforcer les moyens de prévention et de lutte contre les abus, elle souhaite, de l’autre, intégrer dans la norme communautaire les enseignements de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Or il s’avère que celle-ci favorise plus souvent les entreprises au détriment de la protection des salariés : en 2007, aux termes de l’arrêt Viking , la Cour a jugé que « toute action collective destinée à imposer une convention collective à une entreprise étrangère constitue une restriction à la liberté d’établissement ».

Une position ambivalente donc qui reflète la prégnance de principes néolibéraux sur la politique de l’Europe.   

Un lobbying des entreprises ? 

Ce qui étonne le plus, c’est bien qu’aucune modification n’ait été apportée à la directive 96/71 sur le « détachement » des travailleurs en 15 ans, alors qu’elle fait l’objet de controverses depuis plusieurs années. En 2011, la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale présentait déjà un rapport critique sur la situation du travail détaché. En 2012, la confédération européenne des syndicats (CES) jugeait « insuffisantes » les propositions de la Commission en vue d’améliorer la directive, signalant: « Les propositions de la Commission sont malheureusement loin de corriger les problèmes provoqués par les affaires Viking et Laval ».

Cet immobilisme européen peut-il cacher un lobbying puissant des entreprises ? BusinessEurope, l’organisation qui représente les employeurs dans l’Union européenne, s’était plaint, en 2012, de la proposition de la Commission européenne visant à renforcer les droits sociaux des travailleurs, déclarant que « le rôle des entreprises n’est pas de contrôler les salaires et les bulletins de salaire des travailleurs de leurs fournisseurs qui parlent une autre langue » .

Cette organisation située à Bruxelles a pris une place de choix dans le système politique européen et joue un rôle de puissant lobbyiste[^2]. Une réalité inquiétante qui pousse le sénateur Eric Bocquet à juger impératif le renforcement de la législation européenne sans quoi la « banalisation de la fraude qui en découle pourrait conduire à de graves difficultés politiques et sociales au sein des Etats membres d’accueil » .  

[^2]: Lire à ce propos « Main basse sur les services » de Thierry Brun, journaliste à Politis (Desclée de Browser, 240p, 22 euros)

Travail Monde
Temps de lecture : 4 minutes
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