Humour renversant

Camille Boitel invente un cirque du déséquilibre, un chaos scénique pour évoquer la précarité.

Anaïs Heluin  • 4 avril 2013 abonné·es

Sur l’ensemble du plateau, un fatras d’objets divers, sorte de déchetterie où ont élu domicile toutes sortes de laissés-pour-compte. Des ombres aux contours incertains, au genre équivoque, dont l’existence semble intimement liée au chaos environnant. Imaginées par le circassien Camille Boitel pour son spectacle l’Immédiat, ces figures spectrales interrogent le rapport de l’homme contemporain, surtout le plus précaire, à une société qui ne jure que par la marchandise et la productivité. Elles confirment aussi l’originalité de leur créateur dans le paysage du cirque, le plaçant parmi les quelques artistes qui, comme Yoann Bourgeois et Aurélien Bory, font de cet art un outil d’exploration du quotidien. Avec l’Homme de Hus (2003), déjà, Camille Boitel faisait preuve d’un « humour de défaillant » en campant un clown à la limite de la méchanceté et assez proche de Grock, grand clown musical du XXe siècle. Né après dix ans de préparation, l’Immédiat approfondit cet humour, le creuse dans le sens d’un burlesque qui se passe de mots, tout entier porté par huit acrobates versés dans l’art du déséquilibre. Présences tragicomiques trop sporadiques pour atteindre l’état de personnages, ces derniers se manifestent à travers différents états qu’ils déclinent tout au long de la pièce. Le premier homme à entrer en scène (Camille Boitel lui-même), par exemple, est un déclencheur de catastrophes en rafales. Dès qu’il pénètre dans sa maison de fortune, tout s’écroule jusqu’à ce que l’habitation se confonde avec la marée alentour de bric et de broc. Un autre (Marine Broise) entre régulièrement en lévitation avec la facilité d’un bonhomme de dessin animé, quand un troisième (Aldo Thomas) tente de vaincre son comportement de mollusque pour réaliser des choses aussi simples qu’aller chercher une bouteille d’eau.

On se croit par moments dans une adaptation circassienne des Actes sans paroles (1957) de Beckett, pièce muette où un homme, soumis à la volonté d’un créateur aux intentions obscures, se livre à une succession de gestes élémentaires. Une régie, elle aussi faite des matériaux les plus divers, semble d’ailleurs diriger l’étrange ballet des funambules désarticulés. À moins que ceux-ci ne fassent croire qu’ils maîtrisent leur désordre, qu’ils en ont créé les mécanismes complexes ? L’ambiguïté est maintenue, de même que l’oscillation entre deux types d’absurde : celui du clown triste conscient de ses chaînes et celui de l’auguste aux mille facéties mimant une liberté factice.

Théâtre
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