Jean-Marie Harribey : « La richesse ne se réduit pas à la valeur »

Jean-Marie Harribey veut réhabiliter la distinction entre valeur d’échange et valeur d’usage au sein de la science économique.

Thierry Brun  • 4 avril 2013 abonné·es

Dans un livre magistral sur la richesse, l’économiste Jean-Marie Harribey, qui copréside le collectif des Économistes atterrés, s’attaque au « trou noir » de la science économique. Il propose une critique sociale et écologique de l’économie capitaliste contemporaine et montre l’importance de ce qui échappe à la quantification marchande.

Votre livre rassemble les éléments d’un débat théorique sur la richesse et la valeur qui remonte à l’Antiquité. Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à cette question ?

Jean-Marie Harribey : La plus ancienne discussion de l’économie politique – que sont la richesse et la valeur ? – revient aujourd’hui pour deux raisons essentielles. La première est que la crise contemporaine plonge ses racines dans les contradictions sociales et écologiques du capitalisme, qui ont été poussées jusqu’à un point inédit par le capitalisme néolibéral. Contradictions sociales parce que la dévalorisation de la force de travail provoque une situation de surproduction générale dans la plupart des secteurs industriels, un chômage endémique, la précarité, l’amenuisement de la protection sociale et des inégalités croissantes, puisque dans le même temps les classes possédantes s’enrichissent outrageusement, via les allégements fiscaux dont elles bénéficient et les exigences exorbitantes de la finance. Contradictions écologiques aussi parce que l’accumulation infinie du capital se heurte de plus en plus aux limites de la planète. De ces deux types de contradictions, qui se renforcent l’une l’autre, naissent la difficulté et, à terme, l’impossibilité de faire produire par le travail toujours davantage de valeur et de la réaliser sur le marché. C’est en tout point ce qu’analysait de manière prémonitoire Marx au XIXe siècle et ce qu’a répété Gorz jusqu’à sa mort. La seconde raison du renouveau de cette discussion est que la richesse est le trou noir de ladite science économique, qui la réduit à la valeur économique des marchandises produites par le capitalisme. Pour avoir oublié ou nié la distinction faite par Aristote, et reprise plus tard par l’économie politique, entre valeur d’usage et valeur d’échange, l’idéologie libérale s’est révélée incapable de comprendre et surtout de prévenir la montée des périls amenés par la marchandisation de toutes les activités humaines, des connaissances, des ressources naturelles, de la biodiversité et de tout le vivant. Au contraire, privatiser les biens communs de l’humanité est devenu le nouvel horizon d’un capitalisme cherchant la sortie de sa crise.

L’enseignement et la recherche s’intéressent-ils à la critique socio-écologique du capitalisme ?

Heureusement, peut-on dire, la crise a montré que l’accumulation infinie du capital porteuse de bien-être est une illusion, et que l’idée que les forces libres du marché conduisent à l’optimum et à l’équilibre pour la société est une mystification. Cela a ramené une partie des économistes à un peu plus de raison, mais malheureusement la profession reste encore gouvernée par des idéologues. C’est pour cela que la subversion de la recherche et de l’enseignement de l’économie ne viendra pas de l’intérieur de la seule discipline économique, mais de l’imbrication des méthodes et des problématiques provenant de l’ensemble des sciences sociales.

Vous mettez aussi en évidence un corpus théorique en pleine évolution, très vaste, autour de la reconsidération de la richesse, intégrant les dégâts socio-écologiques provoqués par le capitalisme mondial…

Oui, mais contrairement à la plupart des travaux sur les nouveaux indicateurs de richesse, j’essaie de montrer qu’une critique de l’économie capitaliste réunissant la critique sociale et la critique écologique doit retrouver le fil conducteur tissé par Marx sur la richesse et la valeur : le travail est le seul créateur de valeur économique, et cette valeur acquiert une reconnaissance sociale à travers l’échange monétaire, que celui-ci soit marchand ou non-marchand. Il s’ensuit que le travail effectué dans les services collectifs non-marchands est éminemment productif, définissant un premier champ de la richesse autre que marchande. S’ajoutent aussi le champ des richesses naturelles et celui qui concerne toutes les formes non monétaires de la socialité. C’est tout cela qui, aujourd’hui, reste obscur pour la plupart des théories économiques. Par exemple, les théories issues du courant libéral néoclassique, parfois rejointes paradoxalement par certains courants écologistes, s’évertuent à calculer une prétendue valeur économique des services rendus par la nature, dans le but d’assimiler celle-ci à un capital qui pourra être remplacé par d’autres formes de capital lorsqu’il viendra à épuisement. Pour y parvenir, il faudra bien sûr instaurer des droits de propriété privée sur les biens naturels. L’erreur de cette construction est de croire à la commensurabilité des biens et services produits par l’homme et par la nature grâce à des prix monétaires. De multiples exemples de cette fausse piste existent : la valeur des abeilles estimée, sans qu’on sache comment, à hauteur de la pollinisation qu’elles réalisent, celle des chauves-souris à hauteur du prix des insecticides qu’elles évitent d’employer, celle de la fonction de puits de carbone remplie par les forêts à hauteur de la quantité de CO2 multipliée par le prix spéculatif de la tonne de carbone sur le marché, etc. Or, la « valeur » de la nature appartient à un autre registre que celui de l’économie. Vouloir mesurer à l’aune du seul critère marchand des éléments qui appartiennent au registre de l’économie et d’autres qui relèvent de l’éthique ou du politique est une impasse intellectuelle et stratégique totale.

Que faut-il en penser ? Votre ambition est de refonder une critique théorique de l’économie capitaliste. De quelle manière ?

Bien voir que la richesse ne se réduit pas à la valeur, que la valeur d’usage ne se réduit pas à la valeur d’échange marchande. Et que ce qui est mesurable monétairement ne couvre pas les bienfaits de la nature au regard des conditions de la vie qu’ils permettent. Ainsi, si l’air que je respire ou l’eau que je bois sont indispensables à ma vie, estimer leur valeur économique intrinsèque n’a aucun sens, sinon dire qu’elle est infinie. Si l’on donne un prix à l’eau que l’on consomme, il reflétera, d’une part, les coûts de production de son acheminement et de son traitement et, d’autre part, le prix politique attribué à la protection de la ressource. Mon livre s’adresse donc à l’écologie politique pour qu’elle comprenne que, sans la nature, l’homme ne peut rien produire, ni en termes physiques ni en termes de valeur économique, mais que ce n’est pas la nature qui produit la valeur, catégorie anthropologique et socio-historique. Il s’adresse aussi au marxisme traditionnel, qui peine à comprendre qu’il existe un travail productif au-delà de la sphère capitaliste. Il s’agit alors de renouer avec le fil conducteur de Marx : le travail et la valeur ne se définissent qu’au regard des rapports sociaux dans lesquels ils se développent. L’ambition de mon livre est de refonder une critique théorique pour contribuer à réduire l’emprise de la création de valeur destinée au capital, à promouvoir celle qui est sans but lucratif pour répondre à des besoins sociaux, et à respecter les équilibres naturels. Là où le domaine du marchand se termine, commencent celui du non-marchand et celui de la gratuité. Là où le travail productif aliéné recule, s’ouvre la possibilité d’un travail productif de richesse collective. La richesse déborde donc la valeur. Et, autour, il y a en outre tout ce qui est inestimable.

Idées
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