Pierre Khalfa : « Un tour de vis qui aggrave la situation »

Les orientations du programme de stabilité présenté par le gouvernement, contestées à gauche, entraînent, selon l’économiste Pierre Khalfa, une logique récessive.

Thierry Brun  • 25 avril 2013 abonné·es

Après un passage au Parlement les 23 et 24 avril, le programme national de réforme et de « stabilité » pour les années 2013 à 2017 doit passer sous les fourches caudines de la Commission européenne le 30 avril. Depuis l’adoption du traité budgétaire européen (TSCG), cette dernière a désormais la responsabilité d’évaluer le budget de la France. Avec pour seul critère une règle d’or d’équilibre budgétaire qui contraint les États membres à appliquer une politique d’austérité. Ainsi, la stratégie budgétaire du gouvernement, en ce qui concerne la loi de finances pour 2014, est fixée à Bruxelles, qui rendra son avis fin mai.

Des institutions ont mis en cause les prévisions du programme de stabilité que la France doit présenter à la Commission européenne. La trajectoire fixée par le gouvernement est-elle déjà intenable ?

Pierre Khalfa : Le gouvernement avait prévu pour 2013 une croissance fantaisiste de 0,8 % pour tenir l’objectif de réduction du déficit budgétaire à 3 % du PIB en 2013 et dans la perspective d’atteindre l’équilibre budgétaire en 2017. Mois après mois, cet objectif s’est révélé intenable et le gouvernement a dû l’abandonner après que la Commission européenne eut elle-même indiqué que ce taux de croissance était irréaliste. Le gouvernement a donc adopté la prévision de la Commission, 0,1 % pour 2013. Mais même cette prévision, pourtant revue à la baisse, semble trop optimiste, et il est fort probable que la France soit en récession en 2013. Quant aux prévisions pour 2014 (1,2 %) et pour 2015-2017 (2 %), on ne voit pas comment, au vu de la trajectoire actuelle, elles pourraient être tenues. C’est d’ailleurs aussi l’avis du Fonds monétaire international (FMI) et du Haut Conseil des finances publiques, organisme créé après la ratification par la France du Pacte budgétaire et composé majoritairement de membres obnubilés par la réduction des dépenses publiques. En fait, le gouvernement applique la méthode Coué, l’essentiel étant pour lui, non pas la réalité économique, mais l’affichage politique vis-à-vis de la Commission et des gouvernements européens, en particulier celui de l’Allemagne. Ainsi, avec ces prévisions de croissance, il peut indiquer que la France atteindra un déficit budgétaire de 2,9 % du PIB en 2014 et sera à l’équilibre en 2017.

Un effort supplémentaire est annoncé, de l’ordre de 20 milliards d’euros en 2014, en particulier en poursuivant la réforme en profondeur de l’action publique et en restaurant la compétitivité des entreprises. Cette politique a-t-elle prouvé son efficacité ?

Cette politique est absurde. Elle est menée simultanément dans tous les pays européens. Son objectif est, partout, de baisser le coût du travail et de réduire les dépenses publiques. Il s’agit par là de favoriser les exportations au détriment de la demande interne. Or, les économies européennes sont totalement intégrées et la demande externe des uns dépend pour beaucoup de la demande interne des autres. Si tous les pays européens réduisent en même temps leur demande interne, on voit mal comment cela pourra aboutir à une relance des exportations. Les politiques de compétitivité sont, par définition, non coopératives, chaque pays essayant de gagner des parts de marché contre son voisin. On aboutit donc à un jeu à somme nulle dont le seul résultat est d’entretenir une logique récessive. Cette récession conduit à une réduction des recettes fiscales, avec pour conséquence de rendre encore plus difficile la réduction des déficits que l’austérité était censée favoriser. Justifiant ainsi un nouveau tour de vis, qui aggrave encore la situation. C’est ce qui se passe en Grèce, en Espagne et au Portugal, et cette spirale mortifère est en train de s’étendre à toute l’Europe. C’est hélas dans cette voie que la France est aujourd’hui engagée. Le gouvernement pense que les cadeaux faits aux entreprises, comme le « crédit d’impôt compétitivité-emploi », les inciteront à investir, car aujourd’hui leur investissement est au plus bas. Mais pourquoi les entreprises investiraient-elles alors même que la demande effective stagne ou régresse, avec une baisse du pouvoir d’achat des ménages, et que la récession est déjà là ? À quoi cela sert-il de baisser le coût du travail si les entreprises utilisent cette manne pour augmenter les dividendes versés aux actionnaires ? Car c’est l’une des caractéristiques de la situation actuelle : malgré la crise, les revenus distribués par les entreprises à leurs actionnaires n’ont jamais été aussi hauts. Alors qu’il y a un effondrement de l’investissement des entreprises et que la consommation des ménages ne se porte pas mieux, vouloir réduire la dépense publique est stupide. C’est se priver du levier budgétaire et ajouter de la récession à la récession. Vouloir, comme l’indique le gouvernement, réduire les prestations sociales, au-delà même du caractère socialement inacceptable de ce type de mesure, est un contresens économique. Cela réduira encore la demande effective et amplifiera la contraction de l’économie. En se convertissant à l’idéologie patronale, le gouvernement va droit dans le mur.

Le gouvernement peut-il sortir de ce cycle d’austérité qui est préconisé dans ses perspectives pour les années 2013 à 2017 ?

Il le peut à condition de le vouloir, c’est-à-dire de rompre radicalement avec la politique menée actuellement et qui est d’ailleurs dans le prolongement de celle de Nicolas Sarkozy. Il faut évidemment en finir avec des politiques d’austérité qui enfoncent le pays dans une crise sans fin. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante, car une politique progressiste est soumise à deux impératifs. D’abord retrouver des marges de manœuvres financières par une réforme fiscale d’ampleur qui, non seulement, doit rendre l’impôt réellement redistributif, mais doit aussi permettre le réarmement fiscal de la puissance publique. Ensuite briser le pouvoir de la finance par une séparation organisationnelle stricte entre banques d’affaires et banques de dépôts, par l’interdiction des produits financiers à risque et des activités spéculatives (en particulier l’interdiction des transactions financières avec les paradis fiscaux) et la création d’un pôle public bancaire. Au-delà, un gouvernement de gauche devrait imposer un autre partage de la richesse produite limitant drastiquement par la loi le montant des dividendes versés aux actionnaires. Et ce afin de permettre une revalorisation des salaires, une diminution du temps de travail et un meilleur financement de la protection sociale. Dans la foulée, il faut reconstruire un droit du travail protecteur en prenant des mesures de sécurisation des salariés, parmi lesquelles la redéfinition du licenciement économique dans le code du travail, le strict encadrement de l’emploi à temps partiel et la mise en place d’un statut du salarié permettant l’existence d’une sécurité sociale professionnelle. Bref, il s’agit d’engager une autre politique économique qui vise à satisfaire les besoins sociaux et qui permette d’engager la transition écologique. Toutes ces mesures sont contradictoires avec les traités européens et avec la construction néolibérale de l’Europe [^2].

Pourquoi faut-il rompre avec cette politique budgétaire sous contrôle de la Commission européenne ?

La volonté des institutions européennes est que les décisions en matière économique échappent au débat démocratique et à la décision citoyenne. Après la politique monétaire, qui a été confiée à une banque centrale incontrôlée, c’est maintenant la politique budgétaire qui va échapper à la souveraineté populaire. Il s’agit de mettre en place une gouvernance par des normes à appliquer automatiquement. Aucune transformation sociale progressiste ne sera possible dans ce cadre. Il faut donc mener une bataille pour la refondation de l’Europe. Nul doute qu’un gouvernement qui s’engagerait dans cette voie rencontrerait un écho important parmi les peuples d’Europe étranglés par la politique de la troïka (FMI, BCE, Commission européenne), et probablement même parmi certains gouvernements obligés d’appliquer des politiques désastreuses pour leur pays.

[^2]: Lire : Changer vraiment ! Quelles politiques économiques de gauche ? , Fondation Copernic, Éd. Syllepse, 2012.

Économie
Temps de lecture : 7 minutes