Serge La Barbera : « Mêler l’histoire et la fiction »

Dans le Syndrome de Salammbô, Serge La Barbera évoque la Tunisie actuelle au gré d’une connaissance à la fois historique et personnelle de ce pays.

Christophe Kantcheff  • 4 avril 2013 abonné·es

Après Un sentiment d’imposture en 2008 et Microfilm 2mi354 en 2009 [^2], Serge La Barbera poursuit un chemin cohérent qui repousse toujours plus loin la limite des genres. Récit, essai, fiction, le Syndrome de Salammbô est tout cela à la fois en 140 pages toutes passionnantes.

Comment s’est construit ce livre, à la fois court et très élaboré ?

Serge La Barbera : Par la conjonction de plusieurs éléments apparemment disparates. Il fait suite à mes deux précédents livres, qui s’inscrivaient dans le prolongement de mon travail de thèse et de sa mise en questionnement au moment où survient cet événement fondamental, peut-être pas suffisamment considéré comme tel, qu’a été la Révolution tunisienne. C’est en fait une sorte de canevas élaboré à partir de l’histoire des faits, d’une analyse événementielle fondée sur la connaissance historique et de ce désir de fiction qui rôde en permanence autour de mes travaux d’historien.

Le Syndrome de Salammbô* marque une « réconciliation » entre vous et la Tunisie, où vous êtes né. Pourtant, vous soulignez l’existence de problèmes désagréables dans ce pays, comme la persistance d’un antisémitisme latent… **

Une des scènes auxquelles vous faites allusion date des années 1980, mais je ne nie pas cet antisémitisme latent auquel je suis particulièrement sensible, même s’il n’est pas propre à la Tunisie ou au Maghreb. Cela démontre simplement que cette image d’une Tunisie mosaïque, d’une société multiculturelle et fraternelle née du temps de la colonisation, est un mythe élaboré par l’inconscient collectif des Français de Tunisie (et des Français pour de multiples raisons), qui ont longtemps pleuré un paradis perdu, image chargée d’émotion, de regret et d’espérance qu’ils ont transmise à leurs descendants, dont je suis. La « réconciliation », pour reprendre votre terme, ne pouvait se faire qu’au prix de la lucidité.

Peut-on dire que votre vision de la Tunisie actuelle, et des révolutions arabes, ne concorde pas avec la vision occidentale, notamment française, dominante ?

Peut-être suis-je victime d’un tropisme tunisien mais je trouve que l’on n’en parle pas assez, que l’on minore, et l’événement en lui-même, et ce qui lui fait suite. À partir du moment où un pays accède à la démocratie, médias et spécialistes parent ce mouvement d’émancipation d’un voile blanc. Enfin, tout rentre dans l’ordre souhaité : celui du pluralisme politique, de la liberté économique et de la consommation de masse. Une nouvelle vague de « révolutions orange » à la sauce arabe, en somme, sans que l’on perçoive toutes les implications de ce changement ni ce qui l’avait réellement motivé. Comment ne pas voir que le seul désir de liberté et de démocratie ne pouvait à lui seul mettre tout un peuple en marche, que les Tunisiens aspirent avant tout à vivre décemment, à avoir une famille, un travail et une vie meilleure ? On réprouve la montée des partis religieux et on s’en inquiète, ce qui est normal, mais avec la même facilité avec laquelle on faisait, il y a quinze ans, l’éloge du régime de Ben Ali à propos des droits accordés aux femmes tunisiennes. Tout le monde était rassuré et pouvait aller profiter sans complexe du soleil dans les stations balnéaires du pays. La Révolution n’a, jusqu’à présent, pas résolu grand-chose. Sans une aide économique massive, le pays ne pourra sans doute pas digérer son printemps. Je me souviens qu’un soir, sur un plateau de télévision, au moment de la Révolution tunisienne, j’ai entendu un Albert Memmi tourmenté et pessimiste. Quels reproches ne lui avait-on pas fait à cette époque, car l’heure était à la réjouissance ! À laquelle je participais alors sans pouvoir me départir d’une inquiétude qui me taraudait et dont je saisissais mal la cause. En me replongeant dans l’histoire de ce pays, j’ai pu y voir plus clair.

Vous sentez-vous proche d’auteurs travaillant aujourd’hui l’histoire avec leur propre biographie, tels Ivan Jablonka ou Philippe Artières ?

Modestement mais différemment. Il se trouve que je n’ai lu leurs livres qu’après avoir écrit Microfilm 2mi354 et le Syndrome de Salammbô. Il y a dans leur démarche plusieurs éléments que je pourrais reprendre à mon compte. On sent chez Ivan Jablonka [dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, 2012, Seuil, NDLR] une fièvre qui le pousse à travailler sur le passé de ses grands-parents maternels, tous deux juifs polonais réfugiés en France et disparus dans l’enfer exterminateur nazi. Je partage cette urgence à dire mais, alors qu’il s’arrête à la limite de la fiction, parfois en osant écrire «  on peut imaginer que…  », j’ai voulu, cette fois, la franchir. Comme ces auteurs, je suis réceptif aux hasards, ceux qui mettent sur la piste d’un personnage ou d’un document qui, comme pour Microfilm, touche au plus sensible, aux émotions, aux intuitions. De toute manière, les archives sont irremplaçables et sans elles, sans cette base matérielle, le récit perdrait de sa force et de sa substance. Travailler sur des documents d’archives est aussi exaltant que frustrant. Il y a des espaces, des vides que l’on peut parfois combler en allant recueillir des témoignages, (pour une histoire très contemporaine) en se rendant sur place, mais d’autres qu’il n’est pas possible de remplir alors que l’on a le sentiment que l’on sait, que l’on est capable de dire ce qui manque. On se retrouve ainsi devant un dilemme : contourner le problème, proposer des hypothèses – et l’on est ainsi toujours dans le cadre strict de l’enquête historique – ou prendre le risque d’écrire malgré tout. Cette étape franchie, n’est-ce pas un tabou qui saute ? Je ne sais pas si, après avoir osé mêler intimement histoire et fiction, je serai encore capable d’écrire des articles d’histoire. Évoluer sur cette ligne de crête est aussi risqué qu’exaltant.

[^2]: Publiés chez Allia.

Littérature
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