Cannes 2013 : Le Festival au jour le jour

De Chine, d’Iran ou d’ailleurs, un panorama des premières projections, extrait du « Journal de Cannes » de Christophe Kantcheff.

Christophe Kantcheff  • 23 mai 2013 abonné·es

Une pluie de films sur la Croisette. Du festival officiel à la sélection Un certain regard en passant par la programmation de l’Acid, décryptage en zone humide de cinq longs métrages de tous horizons.

Jeudi 16 mai

Wajma, de Barmak Akram

On a beaucoup à redouter des films qui épousent la cause des femmes en pays musulman avec la volonté de plaire avant tout au public occidental. Ce n’est pas le cas de Wajma, réalisé par le cinéaste afghan Barmak Akram, formé aux Beaux-Arts et à la Fémis. Le film, qui ouvre la programmation de l’Acid, a cette immense qualité de ne pas juger ses personnages, en particulier masculins. Non que le film ne développe un point de vue : il est résolument aux côtés de Wajma (Wajma Bahar), enceinte de son amoureux clandestin, qui refuse dès lors de l’épouser, et rejetée, battue par son père. Mais, précisément, la caméra est « aux côtés de », jamais en surplomb. Dans la première partie du film, on suit la manière dont Wajma et Mustafa flirtent à l’abri des regards. Les deux jeunes gens jouent avec les interdits, alors qu’eux-mêmes ont des gestes de tendresse furtifs, balbutiants. Ils s’arrangent pour se retrouver secrètement dans un appartement. Là, le garçon paraît un peu plus entreprenant, mais leurs étreintes restent réservées. L’une des belles qualités de ce film est de faire sentir avec justesse ce qui les traverse : à la fois l’élan vers l’autre et la pesanteur de l’interdit. Ils vont toutefois transgresser celui-ci. La scène d’amour n’est pas montrée, mais le moment qui suit, quand Wajma demande s’ils auraient dû faire ce qu’ils viennent de faire. Les conséquences en seront plus graves pour elle que pour lui. L’intelligence de Barmak Akram est d’avoir conçu Wajma comme un film avec de jeunes Afghans, tout aussi « modernes » que leurs homologues iraniens, et non pas sur la condition de la femme dans ce pays. Le cinéaste filme simplement et avec sensibilité ce couple en proie à des désirs, porté par des espoirs. Mais Wajma et Mustafa ont à faire avec une société aux représentations contraignantes, qui permet aux hommes de s’en abstraire alors que les femmes ne peuvent y contrevenir. La dernière scène, déchirante, est aussi à mettre au crédit du film : elle « sauve » peu ou prou le personnage du père de Wajma, dont la conscience soudain déborde le rôle de tyran qui s’était imposé à lui. Wajma est décidément un beau film sur la responsabilité individuelle.

Vendredi 17 mai

A Touch of Sin, de Jia Zhang-Ke  ; le Passé , d’Asghar Farhadi ; l’Inconnu du lac , d’Alain Guiraudie

A Touch of Sin est conçu comme un ensemble de quatre tableaux se déroulant dans différentes régions de la Chine. La cohérence de l’ensemble vient de la thématique : la violence. Celle-ci était restée jusque-là feutrée dans l’univers du cinéaste, qui, entre documentaire et fiction, enregistre les mutations de son pays depuis son premier film, Xiao Wu, artisan pickpocket  (1998), en passant par Still Life  (2006) jusqu’à I Wish I knew  (2010). «  [En Chine], l’écart entre riches et pauvres se creuse de plus en plus, explique Jia Zhang-Ke dans le dossier de presse. Les gens ont le moral en berne car ils sont constamment confrontés à des exemples de richesse mais aussi à l’injustice sociale. Pour les plus faibles, qui n’ont pas l’habitude de communiquer, la violence peut devenir le moyen le plus rapide et le plus efficace de conserver leur dignité. » A Touch of Sin est à la mesure de ces propos. Exemple : le premier personnage, Dahai, qui travaille dans une mine, s’insurge parce que son patron s’est constitué une fortune personnelle en vendant au privé le site d’extraction du charbon. Il menace de dénoncer le patron et ses sbires pour corruption, et va jusqu’à provoquer celui-ci sur le tarmac de l’aéroport local où son jet privé vient d’atterrir. Le comédien qui interprète Dahai, Jiang Wu, fait passer dans son jeu l’incongruité presque comique de son personnage. Non seulement il se révolte au nom de l’intérêt des travailleurs, mais il est bien le seul. Humiliation et solitude viennent récompenser sa saine colère. Il ne semble lui rester, comme moyen d’intervenir sur l’avilissante réalité, que le meurtre en série. Et il en va de même pour les trois autres personnages : un travailleur immigré, l’hôtesse d’accueil d’un salon de massage et un jeune ouvrier précaire. De l’aveu du cinéaste, A Touch of Sin est un hommage à un film d’arts martiaux, A Touch of Zen, signé King Hu en 1969. Pour l’occasion, Jia Zhang-Ke a réduit la durée de ses plans-séquences et insufflé une inhabituelle nervosité à sa mise en scène, toujours aussi forte en sensualité plastique et apte à donner du relief à la moindre situation. Cependant, les scènes les plus violentes gardent chez lui un statut d’exception : réalistes, elles sortent du pur naturalisme grâce à quelque chose de théâtralisé. Cette volonté de brasser les réalités sociales avec ce qu’en disent les œuvres d’art, de témoigner du surgissement d’une violence désespérée (en Chine comme ailleurs) pour tenter de la mettre à distance, atteste de l’ambition du cinéma de Jia Zhang-Ke, du haut degré de conscience qu’il en conçoit et de sa responsabilité. A Touch of Sin se situe à ce niveau-là. Je passe vite sur l’autre film en compétition, le Passé, d’Asghar Farhadi, l’auteur d’ Une séparation, qui étouffe sous le poids de son psychologisme doloriste et de son manque de générosité, pour évoquer l’Inconnu du lac, d’Alain Guiraudie, présenté à Un certain regard. Quand l’homophobie revient en force, que les grenouilles de bénitier exultent et que l’étau du formatage se resserre, l’Inconnu du lac paraît très audacieux. Il est surtout très libre. Le film est tourné dans un lieu unique : un grand lac, quelque part dans le Var, dont une rive est consacrée à la drague pour hommes. Ces hommes, quand ils ne s’étreignent pas dans le bois attenant, s’exposent au soleil, nus – et la caméra d’Alain Guiraudie ne cache rien de leur anatomie : bites, culs et couilles sont à l’écran. De la même manière, les scènes de sexe, en particulier entre Franck (Pierre Deladonchamps) et Michel (Christophe Paou), les deux personnages principaux, qui tombent amoureux l’un de l’autre, sont très explicites. Ces scènes de sexe homosexuel ont ceci de réjouissant qu’elles n’ont rien, dans leur mise en scène, de spécifique : elles ont la même amplitude et la même charge érotique que les plus belles scènes de sexe hétéro. Mais même aujourd’hui, en nos temps de retour à l’ordre moral, celles-là se font plus rares. D’où la sensation d’assister, avec ces scènes d’amour filmées sans détour, à un geste de cinéma fort et émancipateur. Enfin, l’Inconnu du lac mêle les genres : Eros et Thanatos sont au rendez-vous, mais aussi le polar (avec un enquêteur surgissant de nulle part), le film d’horreur, une bonne dose de cocasserie et une interrogation sur la solitude, la vie de couple et l’amitié, notamment à travers un personnage très guiraudien, Henri (Patrick d’Assumçao), à la silhouette enveloppée, et dont la tendre humanité affleure sous la banalité. L’Inconnu du lac en compétition, c’eût été tellement classe ! Dommage…

Dimanche 19 mai

Inside Llewyn Davis, de Joel et Ethan Coen

Avec Inside Llewyn Davis, présenté aujourd’hui en compétition, Joel et Ethan Coen signent un film très plaisant sur la musique folk des années 1950. L’action se passe en 1961, juste avant que Bob Dylan ne débarque et renouvelle tout de fond en comble. Leur héros, Llewyn Davis (Oscar Isaac), entièrement fictionnel, est un des nombreux auteurs-compositeurs-interprètes qui se produisaient alors sur la scène folk, comme le musicien Dave Van Ronk, bien réel celui-là, qui a laissé un livre de souvenirs dans lequel les frères cinéastes ont puisé nombre d’anecdotes. Ce sont les chansons qu’il interprétait, comme « Hang me, Hang me » ou « Cocaïne », que Llewyn Davis reprend dans le film. Les frères Coen ont bien fait de ne pas choisir pour personnage principal un chanteur connu, le récit de l’ascension d’une vedette puis de la gestion du succès : le film aurait été trop balisé. Llewyn Davis ne parvient pas à vivre de sa musique. Fauché en permanence, il dort à droite à gauche, là où un canapé s’offre à lui. Son premier disque n’a absolument pas marché. Pour autant, il n’est prêt à aucune compromission. Mais les cinéastes ont aussi eu raison de ne pas en faire un médiocre. Le manque de succès chez lui ne vient pas d’un manque de talent. Oscar Isaac, dans ce rôle difficile car il tient à lui seul toute la crédibilité du film, se révèle non seulement bon comédien mais aussi excellent chanteur et musicien. Le film s’ouvre sur lui, ou plus exactement sur son personnage en train d’interpréter une chanson au Gaslight Café (aujourd’hui disparu mais mythique) dans Greenwich Village, à New York. C’est clair d’emblée : ce gars-là n’est pas un tocard. Mais alors ? Ayant l’occasion de passer une audition devant le directeur d’un cabaret important de Chicago, celui-ci l’écoute, impassible. Son jugement : « Ce n’est pas avec ça qu’on va remplir la salle. » Trop triste ? Pas assez commercial ? On ne saura pas. Reste que Llewyn Davis ne démérite pas, mais ne décolle pas. En cela, il ressemble à beaucoup d’autres musiciens, qu’il croise pour certains sur son chemin. Les frères Coen parviennent pourtant à faire une comédie d’ Inside Llewyn Davis, même si elle peut parfois paraître amère. Certains épisodes sont franchement drolatiques. Comme la soirée chez des amis universitaires, avec une femme qui fredonne faux pour l’accompagner au chant, ce qui déclenche chez Llewyn une vive colère. Ou le voyage en voiture vers Chicago avec un gros musicien de jazz à problèmes gastriques (John Goodman, un habitué des Coen) et un conducteur taiseux. Plus acides, les rapports qu’il entretient avec la femme de son meilleur ami (Justin Timberlake). Elle a couché naguère avec lui mais le traite en permanence de looser (Carey Mulligan, celle de Gatsby le magnifique mais ici enfin convaincante). C’est aussi le moment où Llewyn chante devant son père, un vieillard aphasique en maison de retraite : carrément poignant, même si les cinéastes temporisent tout pathos en enchaînant avec de l’humour noir. Llewyn l’intransigeant a aussi des problèmes plus ou moins burlesques avec un (ou plusieurs) chat(s) roux, avec les autres musiciens qui se produisent au Gaslight Café (certains entonnent des airs plus traditionnels – ce qui a déclenché pas mal de ricanements lors de la projection pour la presse, quelle absence de goût !) ou encore avec sa sœur. Llewyn Davis a des problèmes sauf quand il chante. Joel et Ethan Coen rendent ici mieux qu’un hommage au folk des années 1950, dans un New York hivernal et reconstitué avec discrétion. Ils disent à leur manière, c’est-à-dire sans aucune trace de romantisme bien entendu, que cette musique peut justifier une existence.

Cinéma
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