Docteurs, taisez-vous !

EDF et l’un de ses sous-traitants, Orys, mettent en cause trois médecins du travail ayant établi des liens entre les problèmes de santé de certains de leurs patients et leur environnement professionnel.

Thierry Brun  • 16 mai 2013 abonné·es

Spécialiste connu et reconnu en médecine du travail, Dominique Huez ne s’est pas présenté à Tours, le 7 mai, devant la commission de conciliation du Conseil de l’ordre des médecins d’Indre-et-Loire. Il est pourtant accusé par la société Orys, sous-traitant d’EDF, de manquement à ses obligations professionnelles et déontologiques. Le praticien, qui assure le 2 décembre 2011 les urgences au service médical de la centrale nucléaire de Chinon, reçoit un salarié d’Orys en piteux état. Après un long examen, un certificat médical est rédigé, constatant le lien entre son état de santé et sa situation professionnelle. Il rappelle que le patient a été victime d’un « premier effondrement psychopathologique », « suivi de plusieurs décompensations psychopathologiques aiguës en rapport à un vécu de maltraitance professionnelle ».

Le certificat est utilisé deux ans plus tard par le salarié, qui demande la condamnation d’Orys pour harcèlement moral dans le cadre d’une procédure prud’homale. Mais l’employeur se retourne contre le médecin du travail en déposant une plainte, « afin d’éviter de telles dérives, qui apparaissent de plus en plus souvent dans les juridictions prud’homales », justifie Pascale Mazel, avocate de la société. Le Conseil de l’ordre des médecins n’y voit pas d’objection : faute de conciliation, la plainte a été transmise à sa chambre disciplinaire. Cette procédure devant une juridiction professionnelle est rapide et bien rodée : plusieurs plaintes d’EDF et d’Orys ont été déposées auprès du même Conseil et n’ont été découvertes que récemment par l’association Santé et médecine du travail (SMT). Laquelle a lancé, le 4 mai, une pétition « d’alerte et de soutien ^2 » demandant l’abandon des poursuites. Ainsi, outre Dominique Huez, Élisabeth Delpuech et Bernadette Berneron, également médecins du travail, sont mises en cause pour avoir rédigé des certificats et des courriers attestant d’un lien entre le travail et ses effets sur la santé psychique de salariés. Or, « l’exercice de la médecine du travail amène notamment à faire des constatations d’atteinte à la santé des salariés et à les mettre en lien avec des facteurs professionnels. C’est même la compétence essentielle des médecins qui exercent cette spécialité », assure Michel Hamon, responsable du contentieux au Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). « L’attestation par certificat médical rédigé par le médecin du travail, spécialiste du lien santé-travail, permet au travailleur de prétendre à une juste réparation », écrit quant à lui le Syndicat national des médecins du travail des mines et des industries électriques et gazières (SMTIEG-CGT) dans un communiqué de soutien aux médecins poursuivis. Il dénonce « une manœuvre patronale d’intimidation » et estime que « ce qui se joue ici, c’est le droit légitime de tout travailleur à une information du médecin du travail sur les risques qu’il court et leurs effets sur sa santé ».

Le choix des juridictions disciplinaires de l’Ordre des médecins « ne doit rien au hasard », souligne l’association SMT : « Alors que les médecins pourraient être incriminés dans le cadre d’une juridiction pénale, ces plaintes permettent de les intimider sans risquer de publicité sur des pratiques d’entreprises. » Surtout, les employeurs peuvent obtenir gain de cause dans un délai record, « grâce à un décret de 2007 qui modifie un article du code de la santé publique. Il ajoute un “notamment” devant la liste des personnes habilitées à porter plainte devant le Conseil de l’ordre des médecins, ce qui permet aux employeurs d’utiliser cette voie », explique Dominique Huez [^3]. Ainsi, Élisabeth Delpuech, du service de santé inter-entreprises du département de l’Ain, a été condamnée par la chambre disciplinaire du Conseil régional de l’ordre des médecins et s’est pourvue en appel. « Elle risque un blâme disciplinaire. À ce stade, il n’y a pas d’interdiction d’exercer, mais cela veut dire que le médecin n’a pas respecté l’éthique médicale », réagit Dominique Huez. Les deux avocats de ce dernier, Sylvie Topaloff et Jean-Paul Teissonnière, contestent la procédure : « L’organisation d’une tentative de conciliation constitue une injonction pour le médecin à s’expliquer sur ses pratiques en présence de l’employeur de son patient, alors que les règles d’exercice imposent une indépendance totale à l’égard de l’employeur. » De son côté, Bernadette Berneron, ** du Centre de consultations de pathologies professionnelles à l’hôpital Bretonneau de Tours, a été convoquée devant la commission de conciliation du Conseil de l’ordre des médecins le 14 mai, à la suite d’une plainte déposée par EDF.

L’entreprise estime litigieux un courrier de cette spécialiste utilisé dans le cadre d’une procédure prud’homale. « Le docteur Bernadette Berneron a assuré la mise en lumière, pour un confrère généraliste, des atteintes à la santé liées aux risques psychosociaux pour un agent intérimaire employé par EDF », s’étonne le SMTIEG-CGT. La plainte a pourtant été jugée recevable parce que la lettre « met en cause des tiers (l’employeur, les collègues de travail du patient, l’avocat de l’employeur) » et parce qu’elle contient « l’indication d’un lien avec le travail du syndrome anxio-dépressif » de la salariée. Avec de tels motifs, si les procédures aboutissent à des sanctions, les médecins du travail ne pourront plus assurer leur mission de préservation de la santé au travail des salariés.

[^3]: Lire notre entretien avec Dominique Huez sur le site de Politis, www.politis.fr/Medecine-du-travail-Nous-avons,22068.html

Santé
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