Domenico Losurdo : « Démystifier le libéralisme »

Domenico Losurdo montre que le libéralisme politique s’est construit dans l’exclusion du plus grand nombre.

Olivier Doubre  • 2 mai 2013 abonné·es

Domenico Losurdo, fin connaisseur de Hegel, a repris les grands textes des principaux fondateurs du libéralisme pour les comparer avec les sociétés dans lesquelles ils ont été énoncés. Sans dénier leur apport sur le plan théorique et politique, il relate, dans un réquisitoire sévère, l’histoire réelle de l’application des principes du libéralisme, notamment l’octroi ultra-restrictif de la jouissance de la liberté individuelle à une élite économique et politique, aux dépens du plus grand nombre, pendant près de cent cinquante ans.

Pourquoi utilisez-vous la notion de « contre-histoire » ? Que signifie-t-elle ?

Domenico Losurdo : Un exemple : en Italie, en 1925, paraît le livre très important du philosophe antifasciste et libéral Guido De Ruggiero, Histoire du libéralisme européen. Ce livre a eu le mérite d’avoir inspiré plusieurs générations d’antifascistes. Nonobstant mon admiration pour cette prose tout à fait noble, j’ai remarqué tout de suite la chose suivante : les pages concernant la guerre de Sécession se concluent par la phrase : « L’esclavage des Noirs a été aboli. » C’est le seul moment où le livre parle de l’esclavage, c’est-à-dire seulement au moment où celui-ci disparaît ! Il semblerait ainsi que l’esclavage n’ait eu quasiment aucune importance dans l’histoire des États-Unis. Il y aurait bien d’autres exemples qui justifieraient cette recherche d’une face cachée du libéralisme. Le thème de l’esclavage en constitue un point central, comme celui de la domination coloniale ou des conditions terribles dans lesquelles les classes populaires vivaient en Europe à cette époque… Ces thèmes sont généralement ignorés du point de vue historique, mais également théorique. Je prends un exemple qui parlera au lecteur français. Quand Tocqueville se demande, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, pourquoi la France est, depuis 1789, régulièrement secouée par des cycles révolutionnaires, il donne cette explication assez extraordinaire sur le plan historique : ce serait parce qu’en France on est obsédé par l’idée d’égalité, alors qu’aux États-Unis (qui n’ont plus connu de révolutions) l’idée qui prévaut est celle de la liberté. Or, il dit cela alors que l’esclavage outre-Atlantique est généralisé, en tout cas au Sud ! C’est donc comme si l’esclavage n’avait pas existé. Mon livre se veut une démystification de cette apologie du libéralisme politique.

Comment définir l’idée de libéralisme politique ?

Le libéralisme n’est pas un bloc resté immobile avec le temps. Mais un élément est demeuré commun à toutes les périodes de l’histoire du libéralisme : la célébration de la liberté individuelle en opposition avec le pouvoir d’État, monarchique au départ. Cependant, dès la première période de conception de l’idée libérale qui met en avant l’individu et sa liberté, un auteur comme Andrew Fletcher, contemporain de Locke, qui vécut donc entre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe, et qui pourfend avec force l’absolutisme royal, à tel point qu’il se déclare même « républicain », admet toutefois l’esclavage en Angleterre pour les vagabonds. Ce qui signifie que, même chez les plus âpres défenseurs de la liberté individuelle, celle-ci ne se confère qu’aux membres de l’élite (1) dominante. De même, chez Locke, qui a mené une attaque mémorable contre l’absolutisme royal, il semble évident d’accepter l’esclavage dans les colonies. Ces auteurs célèbrent donc la liberté individuelle mais en en excluant une grande partie, voire la grande majorité, de l’humanité. Et après la guerre de Sécession, si l’esclavage est bien aboli, ce n’est pas pour autant que cessent les rapports de servitude. On pense aux coolies, ces travailleurs amenés d’Inde qui vont assurer toutes les tâches les plus rudes un peu partout dans l’Empire colonial britannique. Ce travail de « contre-histoire » du libéralisme se veut d’abord une histoire de tous ceux qui ont été exclus de la jouissance de la liberté.

Comment se fait-il que la philosophie libérale ne se sente pas en porte-à-faux face à l’institution de l’esclavage ?

Je crois qu’il s’agit surtout de « l’air du temps ». Sur les trente-six premières années d’indépendance des États-Unis, tous les présidents – sauf un – étaient propriétaires d’esclaves, de Washington à Jefferson ou Madison. Je reprends ici un concept de certains auteurs états-uniens qui ont montré que la démocratie américaine était en fait une herren volk democracy, c’est-à-dire une démocratie réservée au peuple des seigneurs… Si tous ces présidents, propriétaires d’esclaves, pouvaient professer leur attachement au libéralisme politique, c’est qu’ils se considéraient essentiellement supérieurs aux races dites inférieures, mais aussi aux masses populaires de leur pays : le libéralisme était pour eux une idéologie de progrès mais qui ne devait concerner concrètement que leurs semblables. Aussi, je compare souvent l’histoire du libéralisme à une pièce de monnaie : la première face dit que ceux qui sont dignes de jouir de la liberté individuelle sont supérieurs à toutes les autres races et à toutes les autres conditions sociales ; l’autre face dit que, comme ceux-ci se considèrent supérieurs aux autres, ils se considèrent relativement égaux entre eux ! Cela va de pair. Mieux, dès la naissance de ces mouvements politiques libéraux, aucun d’entre eux ne revendique la liberté comme droit universel ; au contraire, la liberté est un signe de distinction, réservée en quelque sorte aux « gens de bonne compagnie ». La liberté est une célébration de l’exclusivité de cette communauté des hommes libres qui se distinguent et s’opposent aux barbares. Ainsi, les deux pays qui incarnent le plus les principes fondamentaux du libéralisme politique sont ceux qui ont le plus usé de l’esclavage.

Vous montrez justement que les rapports de classe sont pensés de façon très particulière chez les tenants du libéralisme politique…

Lorsque Sieyès, qui a vivement attaqué le pouvoir royal et la société d’ordres, parle des classes laborieuses, il les nomme des « machines bipèdes ». Or, c’est exactement ainsi qu’Aristote définissait les esclaves dans la Grèce ancienne : pour lui, l’esclave était un instrument de travail, en aucun cas un individu. Edmund Burke, le grand adversaire anglais de la Révolution française, a écrit lui aussi que les travailleurs salariés sont des instruments « vocaux », dans le sens où le travailleur ne se distingue des simples outils ou des animaux de force que parce qu’il peut s’exprimer par la parole ! Le libéralisme de la première époque reprend donc les catégories utilisées dans l’Antiquité pour définir le travail salarié. Les rapports de classe sont conçus de façon semblable aux rapports de race. Il est donc troublant de voir à quel point les concepteurs du libéralisme politique oubliaient les principes qu’ils édictaient lorsqu’ils s’agissaient des gens d’autres races ou d’autres conditions. Ces principes sont bien sûr à conserver, mais en les rendant universels.

Idées
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