« Entrée du personnel » : Chair à canon d’usine

Entrée du personnel dévoile ce que signifie travailler dans un abattoir. Terrifiant.

Christophe Kantcheff  • 2 mai 2013 abonné·es

Dans l’abattoir où a tourné Manuela Frésil, il y a deux entrées : celle des animaux – cochons, vaches, volailles –, où les attend une mort immédiate, et « l’entrée du personnel », dont, bien entendu, le sort n’est pas immédiatement le même, mais qui s’expose ici à une entreprise de « destruction ». Destruction : tel est l’un des mots clés de ce documentaire impressionnant. Entrée du personnel n’est pas un film centré sur les bêtes. On n’y voit pas de mise à mort d’animaux, et les conditions dans lesquelles ceux-ci sont abattus ne sont pas particulièrement exposées, même si on n’est jamais loin des images terrifiantes de l’Année des treize lunes, de Fassbinder. Il n’en reste pas moins qu’un abattoir n’est pas une usine comme une autre.

Chez tous les salariés, plane l’horreur de la mort en série. Même si l’un d’eux explique à la cinéaste qu’il suffit de trois mois pour s’habituer, tous sont hantés par ces visions cauchemardesques. La caméra de Manuela Frésil explore les différents postes d’un abattoir, des carcasses suspendues à des crochets jusqu’aux barquettes de bifteck ou de blancs de poulets. Là, sur cette chaîne de découpe et de conditionnement, chacun s’active en répétant des millions de fois le même geste à toute allure. Quelques ouvrier(e)s, en off ou en in, racontent leur travail sous la forme de récits écrits, et non d’interview. Ce qui a pour effet de distancier ces voix, et de leur donner, en fonction du « naturel » de chacun à les dire, plus ou moins de puissance. C’est le cas par exemple de Steve Tientcheu, qui dégage une force extraordinaire quand il explique l’amour qu’il avait de son travail, et la trahison qu’il a ressentie quand il s’est retrouvé contremaître, à devoir exiger de ses désormais subalternes des rendements exorbitants.

La productivité : voilà l’autre poison qui use les ouvriers. Elle doit être toujours à la hausse, à cause de la concurrence et des opérations de promotion réitérées dans les supermarchés. Au point que la direction triche, en augmentant imperceptiblement la cadence pendant quelques dizaines de minutes. Les corps rompent, les articulations s’enrayent, les esprits sont anéantis. Peu nombreux sont les salariés des abattoirs à connaître une longue retraite. Entrée du personnel est un film sur la mort donnée : aux bêtes, aux individus, à la classe ouvrière, au nom d’une chaîne alimentaire dont il est aussi montré ici toute l’absurdité économique.

Cinéma
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