L’amnistie, « un acte politique qui sert le pouvoir en place »

Stéphane Gacon rappelle l’histoire de l’amnistie au cours des deux derniers siècles, ainsi que sa fonction sociale.

Olivier Doubre  • 16 mai 2013 abonné·es

Des communards aux terroristes de l’OAS au lendemain de la guerre d’Algérie, les amnisties viennent généralement mettre un terme aux conflits qui ont divisé la nation de façon sanglante. Mais bien d’autres amnisties ont été adoptées de façon plus conjoncturelle, ce qui fait dire à Stéphane Gacon qu’une telle mesure est avant tout un geste politique à comprendre dans le contexte de son adoption.

Quelles ont été, en France, les dates des grandes amnisties depuis le début du XIXe siècle, et dans quelles circonstances sont-elles intervenues ?

Stéphane Gacon : En France, à l’époque contemporaine, le conflit politique, social, religieux a été récurrent et a conduit à plusieurs reprises le pays à la révolution ou à la guerre civile, ouverte ou larvée. Le XIXe siècle est celui des changements de régime, de la séparation de l’Église et de l’État ou de la question sociale, et tout cela a donné lieu à des amnisties. À la fin du siècle, la difficile installation de la République est l’occasion de grandes amnisties comme celles de la Commune ou de l’affaire Dreyfus. Le débat sur le régime et la Révolution française ne cesse évidemment pas avec le XXe siècle, et l’épisode de Vichy comme celui des guerres coloniales donnent lieu à de violents affrontements suivis de spectaculaires amnisties. Mais, en dehors de ces grands moments de crise civile, l’amnistie est une pratique plus ordinaire qui vise à réguler la vie sociale et politique.

Quelles sont ses principales fonctions sociales ?

Créé par la loi Guigou du 18 juin 1998, à la suite de l’arrestation en mars de la même année du tueur en série Guy Georges, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg) était initialement destiné à recueillir les empreintes génétiques des personnes impliquées dans les infractions à caractère sexuel. Six lois ont par la suite considérablement étendu son champ d’application. La loi du 18 mars 2003 sur la Sécurité intérieure (dite « loi Sarkozy ») a ainsi élargi le fichier à de simples délits (vol, tag, arrachage d’OGM, etc.) et permis d’y inclure de simples suspects.
Résultat : le Fnaeg a enflé de 16 771 profils enregistrés en 2003 à 2 188 971 en 2012, soit plus de 3 % de la population française. Parmi eux, ceux des syndicalistes et militants condamnés en justice, parfois pour de simples graffitis, obligés de ce fait de se soumettre à un prélèvement ADN humiliant.
Ceux qui le refusent s’exposent à de nouveaux procès avec à la clé, le plus souvent, une forte amende (1 200 euros dans le cas du Conti Xavier Mathieu) et une inscription supplémentaire dans leur casier judiciaire.

L’amnistie est une pratique très ancienne dans les sociétés humaines, et nos sociétés démocratiques, hantées par leur héritage grec, ont l’habitude de dire que la première amnistie a été accordée par Thrasybule, à Athènes, en 404 avant J.-C. Ce détour par l’Antiquité pour dire que les démocraties modernes, qui ont pour cadre l’État nation, considèrent, comme les cités antiques, que la guerre civile est la pire des choses. La division périodique de la communauté étant inéluctable, il est indispensable de reconstituer alors l’unité perdue, largement mythique par ailleurs, et l’amnistie peut servir à cela. En droit moderne, il est d’usage de distinguer grâce et amnistie, la grâce étant une clémence individuelle, nominale, alors que l’amnistie est une clémence collective portant sur des faits. Dans les régimes libéraux, la grâce, survivance du vieux droit régalien, est entre les mains du pouvoir exécutif alors que l’amnistie, clémence de la nation souveraine, relève de la loi. La nature même de l’amnistie est de déclarer que les faits concernés n’ont plus de caractère délictueux, ce qui interrompt les poursuites et remet les condamnés en liberté, mais elle est aussi d’appeler au silence : le combat passé, il faut, comme l’a dit Gambetta de manière imagée, «   poser la pierre tumulaire de l’oubli   » sur le passé. Et regarder l’avenir.

Certaines amnisties peuvent-elles être considérées comme scandaleuses (comme pour l’OAS ou les tortionnaires des guerres coloniales) ou dérisoires (comme pour les contraventions mineures au code de la route)?

Il existe évidemment un grand écart entre les amnisties qui ponctuent les crises civiles et celles qui interviennent pour régler les problèmes ordinaires de la vie sociale et politique. Dès la fin du XIXe siècle, on a vu se multiplier les textes concernant les problèmes de chasse, les délits relatifs aux alcools, la fraude électorale et bien d’autres choses, ce qui a contribué à faire perdre une grande partie de sa portée symbolique à la mesure. L’« amnistie présidentielle », apparue en 1906, et qui est un beau paradoxe dans la logique de séparation des pouvoirs, va dans ce sens. Le fait que le rapport des sociétés au pardon ait radicalement changé entre le XIXe siècle et la fin du XXe peut expliquer l’« épuisement » de l’amnistie. Pour les hommes du XIXe siècle, habités par l’idée de progrès, l’amnistie vient ponctuer la crise et permet de la dépasser. Mais, lors de l’affaire Dreyfus, un certain nombre de dreyfusards ont considéré qu’elle les empêchait de dire la vérité et de faire prévaloir les droits de l’homme. On retrouve ce combat entre « dreyfusards » et forces « antimodernes » au moment  de Vichy et pendant la guerre d’Algérie ; et l’amnistie alors accordée à des adversaires avoués de la République paraît inacceptable à beaucoup. S’y ajoute un second élément décisif : les sociétés de la fin du XXe, brutalisées par le siècle, ont du mal avec la clémence. On ne croit plus au progrès continu de l’humanité et on vit le temps de l’impardonnable.

L’amnistie a généralement à voir avec la question de la violence. Vient-elle toujours absoudre les violences considérées comme non légitimes par la société ou le pouvoir (lorsqu’elles sont liées à des revendications sociales, par exemple), passant ainsi sous silence les violences symboliques de l’exploitation sociale ?

L’amnistie est par définition accordée par des vainqueurs à des vaincus accusés d’avoir porté atteinte à l’ordre établi. L’actualité politique étant à l’amnistie sociale, on peut évoquer celles adoptées pendant la vague de grèves des années 1900. Georges Clemenceau est alors ministre de l’Intérieur et se taille une réputation de briseur de grèves. L’amnistie contribue à défendre la lecture de l’ordre social et il n’est évidemment pas besoin d’amnistie pour les « forces de l’ordre ». Mais il faut comprendre la politique de Clemenceau dans une logique de « répression, amnistie, réformes ». Ces grèves se situent à un moment où les inégalités sociales s’accroissent dans un contexte de transformations des conditions de travail et de mutation du capitalisme. En défendant l’ordre social, Clemenceau satisfait son électorat et défend une conception libérale-sociale dans laquelle la violence revendicatrice est inadmissible, mais où l’inégalité doit être réduite par l’intervention de l’État, avec la mise en place d’une législation du travail et le développement de l’éducation.

La défense du principe de l’amnistie est-elle l’objet d’un clivage politique?

Dans l’histoire de l’amnistie, il n’y a pas de réponse univoque. Pendant longtemps, ce n’est pas le principe de l’amnistie qui fut en cause, mais ses modalités. Aujourd’hui, son principe même suscite la réprobation pour les raisons indiquées et parce que, plus récemment, la mesure a été utilisée à des fins très politiques, par exemple pour absoudre des affaires de financement politique. Toute amnistie est un acte politique à comprendre dans le contexte de son adoption : le pouvoir en place en a-t-il besoin ? Refuser une amnistie sociale aujourd’hui renvoie donc à son utilité politique immédiate. Entre le dialogue avec le monde du travail, la volonté de contenir les revendications et le sentiment qu’une grande partie de l’opinion publique porte encore un regard critique sur la violence sociale, le gouvernement fait son choix.

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