Le désir du roi-phallus

Vous avez besoin d’être sadisé, qu’on vous fasse un peu mal, un peu peur, et beaucoup d’ombre ? Alors lisez la presse française, elle pense comme vous.

François Cusset  • 16 mai 2013 abonné·es

Vous aussi vous avez besoin d’un maître ? Vous n’attendez qu’une chose, remettre votre destin entre les mains d’un chef, un vrai ? Vous sentez que le pays entier, de même que votre petit individu douillet, ferait bon usage d’un coup de fouet, d’un déferlement de schlague, qu’il gagnerait à être violenté d’en haut par un vrai père fouettard ? Que, pour arrêter de geindre, il nous faudrait une bonne fessée suivie d’une leçon pleine d’injonctions et de menaces, administrée par un pater familias intimidant ? Vous aussi vous rêvez du père sévère, ce constant d’ancien régime, et de la vieille peur qu’il sait inspirer, à l’ombre de laquelle on peut enfin se pelotonner, sous sa protection, sa gouverne, sa divine autorité ? Vous en avez marre des veules et des décadents, des démocrates et des enfants gâtés, incapables d’assumer leur liberté, pas assez forts pour supporter l’adversité, exigeant le beurre et l’argent du beurre, le crédit infini et l’État providence, le choix en tout et le flicage qui rassure, tous ces faibles en manque de leader à qui il faudrait un bon Léviathan, troquer une fois pour toutes la chienlit pour l’ordre, et ma petite anomie solitaire contre un vrai patron, le gars qui domine et qu’on ne conteste pas ? Vous vous réveillez la nuit en sueur, après avoir rêvé du juste roi Saint Louis, de l’irrésistible Bonaparte, du providentiel de Gaulle ou du bon général Boulanger, en vous étonnant qu’ils soient moins des cauchemars que les figures désirables d’un regret douloureux, celui de la politique virile, de la douce dictature qui fait de nous des enfants blottis sur lesquels veillera la moustache du père ? Vous avez besoin d’être sadisé, qu’on vous fasse un peu mal, un peu peur, et beaucoup d’ombre ? Alors lisez la presse française, elle pense comme vous, elle veut comme vous.

Car les unes d’hebdomadaires qui fleurissent sur les murs de nos villes et de nos kiosques suintent ce même regret, semaine après semaine. Elles crient à la face du bon peuple hagard ce même désir de poigne, de fermeté, d’un vrai père-la-droiture. Elles se déchaînent contre François Hollande comme on tire sur une ambulance, en ne déclinant qu’une seule idée, sous toutes ses formes : son manque supposé d’autorité, d’assurance, de couilles. Elles ne lui reprochent aucunement d’avoir approuvé le pacte de stabilité et l’infamante austérité européenne, après avoir promis de les infléchir, ni d’avoir lancé une guerre de diversion au Mali : ça, c’est même la seule chose qui en ferait un homme, un vrai, avec casque et treillis ; elles lui reprochent, sur un refrain militaire à relents pétainistes, de ne pas tenir ses troupes, de mal entraîner ses recrues, de ne pas avoir le courage des grandes batailles ni l’ambition des chefs de guerre.

Qu’on en juge par les gros titres des dernières semaines. Le magazine de Christophe Raseur appelle le Président, en couverture, « Monsieur Faible », puis dénonce bientôt sa « débâcle » et son incapacité à se faire obéir. De son côté, le magazine concurrent de Franz-Olivier Brouillard demande, en couverture, si « Pépère est à la hauteur », avant de faire un portrait du « louvoyeur » et de ce qu’il « mijote », demandant même, un peu plus tôt, si par hasard nous ne serions pas en 1789, entendez : en plein chaos social, sous la houlette d’un roi fainéant et incapable, qui n’en peut mais et y perdra sa tête. L’hebdo dominical d’un certain groupe d’armement déclare en manchette « la nécessité d’un électrochoc », tandis que l’hebdo plus people du week-end moque, à la suite de l’affaire Cahuzac, « l’homme qui n’en savait jamais rien ». Quant à la presse sarkozyenne, plus ouvertement nostalgique du vrai boss, elle se démène contre Flanby, qui reprend du « capitaine de pédalo », qui « nous fait honte », qui est une « catastrophe » et, plus explicitement sexuel (ou impuissant), une « débandade », avec sa « médiocrité » rondouillarde… On dira que cette insistance sur l’arbre-roi sert à cacher la forêt, et ce soulagement contre le Président mou à dissimuler l’essentiel, choix budgétaires et monétaires ou réformes du marché du travail qui font un boulevard, malgré la crise et les vœux pieux, aux dogmes néolibéraux.

Mais il reste que ce désir du chef-phallus, d’une bonne petite violence salvatrice, comme on punit les garnements ou envoie les mollasses apprendre la vie dans l’armée, dégage une odeur pestilentielle. Surtout quand il se trouve que les couvertures en question alternent, d’une semaine sur l’autre, avec des unes sur le pape, sur Hitler, sur Johnny le rockeur amoché, et sur toutes ces femmes burnées qui, en matière de désir de chef, permettent de varier les plaisirs : la Merkel couronnée reine de l’UE, la Thatcher vomie par les mineurs anglais mais pleurée par tant d’autres, ou la Le Pen qui monte qui monte, qui se dresse turgescente à la place de ce vit royal qui nous manque tant. Quand on remplace le peuple par le désir de maître, et le mouvement social par le redressement phallique, on favorise les pires évolutions. La presse, une certaine presse, n’est pas coupable de faire des unes putassières ou de vouloir attraper les derniers lecteurs hors ligne, ça, c’est son métier, mais de hurler en couverture une haine aussi patente de la démocratie.

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