Pourquoi il faut amnistier

Adoptée par le Sénat, la proposition de loi sur l’amnistie sociale est discutée ce jeudi à l’Assemblée. Son rejet, alors qu’elle est déjà très limitée, serait grave tant le patronat semble bénéficier, lui, d’une ravageuse impunité.

Michel Soudais  • 16 mai 2013 abonné·es

C’est le dernier épisode d’un fol « acharnement judiciaire ». Cinq syndicalistes de Roanne (Loire), membres de la CGT, Christel Coste, Christian Osete, Jean-Paul Barnaud, Gérald Dionizio et Didier Marchand, « les cinq de Roanne » comme on les appelle, sont convoqués le 22 mai pour un prélèvement ADN, en application de l’article 706-56 du code de procédure pénale. Une mesure « humiliante » qui les assimile de manière « intolérable » à de « véritables criminels », proteste Serge Lenoir, secrétaire de l’union locale CGT. Les faits qui leur valent ce traitement sont pourtant bien insignifiants. Le 23 septembre 2010, vers 6 heures du matin, ces cinq agents du secteur public – ils sont hospitaliers ou employés de la société de fabrication de matériel militaire Nexter (ex-Giat) – sont surpris par la police en train de taguer le trottoir et les murs de la sous-préfecture de la Loire, avant une manifestation. Nous sommes en plein mouvement contre la réforme des retraites et leurs slogans visent surtout le député UMP Yves Nicolin, ancien maire de Roanne, partisan de la réforme : « Nicolin, casse-toi pauv’con », « Nicolin, fossoyeur des retraites »

Le 23 mai 1876, Victor Hugo défendait au Sénat une proposition de loi d’amnistie des Communards. Extrait : « Le pouvoir exécutif nous dit : Faire grâce, cela me regarde. Entendons-nous, messieurs, il y a deux façons de faire grâce ; une petite et une grande. L’ancienne monarchie pratiquait la clémence de deux manières : par des lettres de grâce, ce qui effaçait la peine, et par des lettres d’abolition, ce qui effaçait le délit. Le droit de grâce s’exerçait dans l’intérêt individuel, le droit d’abolition s’exerçait dans l’intérêt public. Aujourd’hui, de ces deux prérogatives de la royauté […], le droit de grâce, qui est le droit limité, est réservé au pouvoir exécutif ; le droit d’abolition, qui est le droit illimité, vous appartient. Vous êtes en effet le pouvoir souverain, et c’est à vous que revient le droit supérieur ; l’abolition, c’est l’amnistie. Dans cette situation, le pouvoir exécutif vous offre de se substituer à vous ; la petite clémence remplacera la grande ; c’est l’ancien bon plaisir. C’est-à-dire que le pouvoir exécutif vous fait une proposition qui revient à ceci : Abdiquez ! »

Bien des semaines plus tard, ce dernier porte plainte pour outrage, et le sous-préfet, lui, pour dégradations urbaines. L’un et l’autre retireront leur plainte avant le procès en correctionnelle, mais le parquet maintient les poursuites. En septembre 2011, « les cinq de Roanne » sont ainsi condamnés à 2 000 euros d’amende, avec inscription au casier judiciaire, pour « dégradation ou détérioration légère d’un bien par inscription, signe ou dessin ». Pour conserver leur emploi – un agent de la fonction publique doit avoir un casier judiciaire vierge –, les militants font appel. Le parquet également, car aucune peine de prison n’a été prononcée alors qu’il avait requis six mois avec sursis. L’affaire est plaidée devant la cour d’appel de Lyon. Jugés coupables le 19 novembre 2012, ils sont toutefois dispensés de peine et d’inscription au casier judiciaire. Aux yeux des juges, l’infraction ne mérite pas une sanction. Les « cinq » n’en sont pas quittes pour autant avec la justice. Et, cinq mois et demi après ce jugement, leur comité de soutien, fort de 8 000 membres (syndicalistes, associatifs, politiques et simples citoyens), doit de nouveau se mobiliser alors qu’il pensait l’affaire classée. Leur convocation au commissariat pour un prélèvement ADN (voir encadré), venant juste après le refus du gouvernement de l’amnistie sociale, constitue « une provocation et une déclaration de guerre », estime le PCF. Pour le parti de Pierre Laurent « le cas des cinq de Roanne justifie le combat pour le vote d’une loi d’amnistie sociale ». D’autant que l’acharnement judiciaire qui les vise n’est nullement exceptionnel. Non loin de Roanne, Pierre Coquan, secrétaire départemental CGT du Rhône, et Michel Catelin, membre de l’union locale CGT de Villefranche, vivent encore sous la menace d’une peine de six mois de prison avec sursis. Le 20 août 2010, avec d’autres militants, ils ont distribué des tracts contre la réforme des retraites au péage autoroutier de Villefranche-sur-Saône. La manifestation s’est déroulée sans incident ni dégradation, mais elle n’avait fait l’objet d’aucune déclaration préalable. Raison pour laquelle, même en l’absence de toute plainte de la société autoroutière, le procureur de la République a engagé des poursuites contre les deux hommes. Ils ont été relaxés en première instance, le 21 novembre 2012, mais le procureur a fait appel. Signe que la volonté de criminaliser l’action syndicale n’a pas disparu avec la défaite de Nicolas Sarkozy. Contrairement à ce qu’a prétendu Najat Vallaud-Belkacem à l’Assemblée nationale le 26 février.

Ce jour-là, en réponse à une question de Marie-George Buffet, la porte-parole du gouvernement avait affirmé que les condamnations de syndicalistes « ont été assez rares » et que « la politique pénale menée ces dernières années a plutôt tendu à classer ces affaires sans suite ». Sébastien Migliore en aurait rêvé. Le 12 avril, la cour d’appel de Nîmes l’a rudement sanctionné. Pour un jet d’œuf contre les forces de l’ordre lors d’une manifestation contre la réforme des retraites en octobre 2010 – fait qu’il conteste –, ce membre du bureau de l’union locale CGT d’Alès, par ailleurs conseiller municipal communiste de Cendras, dans le Gard, a été condamné à deux mois de prison avec sursis, à une amende de 1 000 euros et à 100 euros pour chacun des neuf CRS que l’œuf, particulièrement dur et rebondissant, aurait touchés. La cour y a ajouté cinq ans d’inéligibilité quand, pour l’affaire des faux électeurs de la Ville de Paris, Jean Tiberi n’a pris que trois ans d’inéligibilité. La liste des militants syndicaux poursuivis s’est singulièrement étoffée ces dix dernières années. « Toutes ces poursuites contre le monde syndical ne visaient, à l’évidence, qu’à éteindre toute velléité de contestation et ont rendu délétère le dialogue social », note Marc Dolez, député Front de gauche du Nord et rapporteur ce jeudi à l’Assemblée de la proposition de loi d’amnistie.

Le texte présenté par les sénateurs communistes, au nom du Front de gauche, avait pour but de leur rendre justice. Il visait initialement aussi, comme l’a expliqué Marie-George Buffet, « à donner raison » à tous ceux « qui ont agi pour le droit au logement, la dignité des salariés sans papiers, le droit à l’éducation pour chaque enfant, et contre toutes les discriminations », et qui ont été sanctionnés pour cela. Une mesure de clémence, inscrite depuis la Révolution dans notre tradition républicaine (voir encadré ci-dessous). Las, lors des débats au Sénat, le 27 février, les sénateurs socialistes ont fortement limité le champ d’application du texte. Ils ont refusé d’amnistier les militants écologistes, les faucheurs d’OGM ou encore les militants du Réseau éducation sans frontières (RESF) ayant empêché une reconduite à la frontière. Et en ont réservé le bénéfice aux seuls délits commis au cours de conflits liés au travail et au logement, punis de moins de cinq ans de prison, en excluant notamment les violences aux personnes et les atteintes aux forces de l’ordre. Très limité, le texte adopté par 174 voix (contre 172) « permettait symboliquement de donner un signe à des dirigeants syndicaux injustement condamnés », déclarait François Rebsamen, président du groupe socialiste au Sénat, après que le gouvernement eut fait part de son veto à toute amnistie, le 24 avril. « La modestie de ce texte rend encore plus grave son possible rejet », souligne Marie-Laure Dufresne-Castets, dans une tribune publiée dans l’Humanité dimanche (10 mai). Pour cette avocate, « ce serait envoyer aux salariés une inquiétante mise en garde visant à les dissuader de se mobiliser pour défendre leurs intérêts et leurs droits » au moment « où les signes positifs envoyés au patronat se multiplient ». Les défenseurs de l’amnistie sociale font ainsi remarquer que la transcription dans la loi de l’accord national interprofessionnel (ANI) organise l’impunité des patrons qui se mettraient hors-la-loi. Comment ? En réduisant drastiquement les délais et les motifs de contestation d’un licenciement. Comme si la balance de la justice n’était pas déjà gravement déséquilibrée quand elle juge des conflits du travail.

Tout le monde a encore en mémoire les images des dégradations commises par des ouvriers de l’usine Continental de Clairoix (Oise) dans la sous-préfecture de Compiègne. Elles ont valu à sept d’entre eux, dont Xavier Mathieu, d’être condamnés. La justice n’a jamais inquiété en revanche la direction de Continental, qui s’était rendue coupable de délit d’entrave. Et le « deux poids deux mesures » se poursuit. Unilever, malgré l’annulation de ses trois « plans de sauvegarde de l’emploi » par la cour d’appel d’Aix-en-Provence – le dernier jugement date du 28 février –, a mis un terme, fin mars, au contrat de travail des salariés de l’usine Fralib de Gemenos (Bouches-du-Rhône). La multinationale leur a cyniquement proposé de saisir les prud’hommes pour… fixer leur indemnisation. Ne renonçant à aucune provocation, elle leur a même recommandé de se faire assister par un avocat de son choix. En toute impunité jusqu’ici. Il arrive même que la justice légitime la violence économique, moins visible que la colère sociale mais autrement ravageuse. Le 27 avril 2010, Lohmann et Rauscher décide de fermer l’usine Sodimédical de Plancy-l’Abbaye (Aube), employant 52 salariés, et de délocaliser sa production en Chine et en Tchéquie. Pour ne pas avoir à mettre en place un plan social en fonction de ses moyens financiers, comme le code du travail lui en fait obligation, le groupe austro-allemand demande la liquidation de sa filiale. Après 31 jugements hostiles à ce détournement de procédure, assimilé à une fraude, la Cour de cassation rend, le 5 juin 2012, un arrêt qui interdit au tribunal de commerce de juger des mobiles du débiteur. Ce qui équivaut à faire primer le droit des affaires sur le droit des salariés. Petit détail qui découle de cette décision : les salaires impayés des employés de Sodimédical, licenciés, ont été réglés par la collectivité, bien que le groupe Lohmann et Rauscher réalise de confortables bénéfices. Il est des délinquants bien protégés.

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