Retraites : une réforme du mauvais côté de l’histoire

Avec la réforme que nos socialistes s’apprêtent à promouvoir, les gains de productivité iront un peu plus encore dans la poche des actionnaires.

Denis Sieffert  • 20 juin 2013 abonné·es

La réforme des retraites, qui sera à n’en pas douter au centre de la conférence sociale qui s’ouvre ce jeudi, c’est un peu comme un « remake » cinématographique. Le scénario est connu, mais les acteurs ne sont plus les mêmes. C’est surtout du côté du gouvernement que le nouveau casting est audacieux : Hollande et Ayrault dans les habits de Sarkozy et de Fillon, et Sapin dans le rôle de Woerth. Ceux-là diront mot à mot le texte de leurs prédécesseurs. Car si les têtes changent, le dialogue est le même. Quant à la bande-annonce, elle reprend le slogan qui a fait le succès de l’original : « Il faut travailler plus longtemps puisque nous vivons plus longtemps. »

La formule a les vertus d’une bonne pub : simplicité du message, apparence de logique et homophonie. Le matraquage médiatique fait le reste. La bataille de communication est si bien menée que beaucoup de nos concitoyens ont l’air vaguement résignés quand on leur pose la question : « De toute façon, on n’a pas le choix ! » Et voilà bien le problème ! L’idéologie libérale a pénétré si profondément les esprits qu’il commence à être interdit d’imaginer d’autres solutions que celles du Medef. Tout le subterfuge aura consisté à présenter notre système de retraite comme une petite épicerie, avec ses colonnes débit et crédit. Une approche exclusivement comptable pour un débat anthropologique qui devrait nous interroger sur notre rapport au travail et au temps libre. Plus cyniquement encore, l’esprit comptable ne s’applique pas seulement à l’argent ; il comptabilise aussi nos années de survie sans égard pour notre santé, ni pour notre aptitude à vivre, au sens plein du terme, ni pour les inégalités sociales au moment où celles-ci se manifestent dans notre chair. Certes, les réponses comptables existent qui préservent les acquis du système par répartition et la retraite à 60 ans à taux plein. Mais la vraie difficulté est de sortir de ce raisonnement en vase clos.

La question des retraites se situe au point de convergence de toute notre organisation sociale. Pour le dire plus concrètement, s’il n’y avait pas cinq millions de chômeurs, il n’y aurait pas de problème de financement de notre système par répartition. Or le grand paradoxe de la réforme qui se trame, c’est qu’elle aggravera le chômage. Au moment où il faudrait réduire le temps de travail globalement, c’est-à-dire à l’échelle de la semaine, comme à celle d’une vie, nous allons l’augmenter, notamment aux dépens des jeunes qui ont de plus en plus de mal à trouver un premier emploi. La société libérale est dans une spirale infernale. Le déficit des caisses de retraite résulte aussi de cette façon d’avancer à reculons vers la transition énergétique et les gisements d’emplois écologiques. De quel côté de l’histoire sommes-nous donc en train de pencher ? Depuis près de deux siècles, le temps de travail est l’enjeu d’un vrai combat de civilisation. Faut-il rappeler quelques dates : 1848 et la journée de travail de 12 heures ; 1919 et la journée de 8 heures ; 1936 et la semaine de 40 heures, plus les congés payés ; 1982 et les 39 heures ; 1998 et les 35 heures (à propos desquelles il y aurait beaucoup à dire…). Mais il y a un autre versant de l’histoire, c’est chaque fois que l’on est revenu brutalement en arrière, avec le Parti de l’ordre, par exemple, et le Second Empire, ou avec Daladier, en 1938, préfigurant Pétain… L’allongement de la durée du temps de travail va toujours de pair avec la plus noire réaction. Et voilà que notre démocratie faussement bonace, armée d’une règle à calcul aussi tranchante qu’une baïonnette, pencherait du côté sombre de l’histoire 

Notre lecture n’est ni romantique ni nostalgique. La réduction du temps de travail, c’est évidemment l’histoire de la machine. Comment peut-on concevoir qu’à l’ère d’Internet et de la productivité maximum, on en vienne à allonger le temps de travail ? La seule question est de savoir dans quelles poches vont ces gains de productivité, multipliés par cinq depuis 1960 [^2]. Ils pourraient revenir au salarié en rémunération ou en temps de loisir ou de retraite. Avec la réforme que nos socialistes s’apprêtent à promouvoir, ils iront un peu plus encore dans la poche des actionnaires sous forme de dividendes. Accentuant une tendance amorcée voici trente ans. Car on ne coupe pas à cette réalité : toute réorganisation sociale nous ramène toujours à la question du partage des richesses. **

[^2]: Lire sur le sujet notre dossier coordonné par Thierry Brun (p. 16), et la chronique de Sébastien Fontenelle (p. 30).

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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