Didier Billion : « L’opposition va devoir s’organiser »

Didier Billion analyse les événements survenus ces derniers jours en Égypte et les forces politiques en présence.

Denis Sieffert  et  Nina Bontemps-Terry  • 11 juillet 2013 abonné·es

Le coup d’État du 5 juillet a donné lieu à beaucoup de commentaires sur les « intentions démocratiques » de l’armée. Didier Billion ne partage pas ces illusions.

Pour beaucoup d’observateurs, l’intervention de l’armée s’inscrit dans un processus démocratique. Elle a pourtant toutes les apparences d’un coup d’État…

Didier Billion : Il n’y a pas d’ambiguïté, c’est de toute évidence un coup d’État. Mohamed Morsi a été élu démocratiquement. Or un ultimatum, suivi d’une intervention militaire, ressemble en tout point à un coup d’État militaire.

L’armée peut-elle avoir d’autres motivations que le simple soutien aux manifestants qui s’étaient rassemblés le 30 juin pour protester contre la politique de Morsi ?

L’intervention de l’armée égyptienne correspond surtout à la défense d’intérêts économiques importants qui sont ceux, en Égypte, de la hiérarchie militaire. Des observateurs affirment que 30 % du PIB sont entre les mains des officiers supérieurs de l’armée. Voyant que les Frères musulmans n’étaient pas disposés à accepter le compromis, l’armée a senti qu’il y avait un risque d’embrasement généralisé. Auquel cas les manifestations se seraient poursuivies, et le pays aurait probablement eu à affronter des grèves générales. L’armée craignait qu’on ait alors affaire à une situation contraire à ses intérêts économiques.

À l’origine de cette situation, il y a tout de même une faillite de Morsi. Les Frères musulmans étaient-ils capables de gouverner ?

On ne peut pas reprocher aux Frères musulmans de n’avoir pas su mettre en place, en un an, un système politique bien huilé. Si on attendait une démocratie scandinave ou comparable aux pays de l’Union européenne par exemple, c’était évidemment impossible. Mais, cela étant, depuis un an, il est vrai que les Frères musulmans ont gouverné l’Égypte d’une façon hautement critiquable. Ils ont eu une propension à placer leurs hommes dans toutes les sphères de l’État, à nommer les gouverneurs de province. On se souvient de l’épisode récent de la nomination du gouverneur de Louxor, qui avait participé à un attentat meurtrier en 1997. Les milliers d’Égyptiens descendus dans la rue le 30 juin ont aussi protesté contre cette volonté de monopoliser le pouvoir. Deux ans plus tôt, Moubarak avait été lui-même renversé précisément parce qu’il monopolisait le pouvoir depuis des décennies. Les manifestants n’ont pas voulu revivre une nouvelle fois cette sorte d’appropriation du pouvoir.

La mauvaise conjoncture économique n’a pas dû aider…

La situation économique de l’Égypte est catastrophique. À l’arrivée des Frères musulmans, la conjoncture économique était déjà médiocre. Mais avec leur manque d’expérience, ils l’ont aggravée. Aujourd’hui, les indicateurs macroéconomiques sont dans le rouge. La vie quotidienne des Égyptiens s’est dégradée. Ils subissent jour après jour les coupures d’électricité, le délabrement du système de santé, du système scolaire et des transports en commun.

On a l’impression qu’il existe deux Égypte qui se font face, et peut-être même quatre Égypte, puisque chaque camp est divisé. Quelle a été l’audience réelle de la contestation anti-Morsi ?

Les manifestants de la place Tahrir ne représentent qu’une minorité des opposants. Gare aux effets d’optique. La place ne peut guère contenir que cinq cent mille personnes. Mais il est vrai que le 30 juin, ce sont des millions de personnes qui se sont mobilisées dans toute la ville. Aujourd’hui, le mouvement ne concerne plus seulement les intellectuels, les progressistes, les jeunes des classes moyennes ou les étudiants, c’est-à-dire ceux qui se sont opposés au régime de Moubarak en janvier 2011. C’est un mouvement qui touche toutes les classes, dans les grandes villes, certes, mais aussi dans les bourgs et villes de taille moyenne.

Mais cette mobilisation peut-elle déboucher sur une forme de structuration politique, ce qui a fait défaut au moment de la présidentielle de juin 2012 ?

La pétition qui arbore le mot d’ordre « Morsi, démission » a recueilli des millions de signatures. Jusqu’ici, les différents groupes d’opposition ne sont pas parvenus à s’organiser parce qu’ils sont rongés par les querelles, et parfois des antagonismes profonds. Or là, les manifestants ont su s’unir autour d’un objectif unique. Ils ont mis en place des équipes de pétitionnaires dans les villes. Cela a fortement accéléré le processus sur lequel l’armée a ensuite surfé. Désormais, il faut voir comment Tamarrod (« rébellion », le mouvement qui a initié la pétition, NDLR) va poursuivre son action. Le capital d’organisation des manifestants ouvre une nouvelle séquence de la vie politique. Cette nouvelle séquence est d’abord marquée par le départ de Mohamed Morsi, mais aussi par cette capacité nouvelle qu’a l’opposition de fournir un cadre d’organisation à ceux qui en avaient assez du gouvernement des Frères musulmans.

Si l’armée permet, comme elle s’y est engagée, des élections démocratiques, quel pourrait être le rapport de forces entre les partis politiques ?

Les futures élections sont l’un des principaux enjeux à venir, à condition qu’elles soient strictement libres. Le problème est que les Frères musulmans sont la force politique civile la mieux organisée. Si les partis d’opposition veulent être en situation de battre les Frères musulmans – ou au moins d’équilibrer les rapports de force –, ils vont devoir s’organiser. Les partis d’opposition devront être capables de présenter des positions communes, voire des candidats communs, pour contrebalancer l’influence des Frères musulmans.

Doit-on redouter que l’armée tente d’écarter les Frères musulmans ? Et peut-être même lui interdire de prendre part aux élections, si tant est que celles-ci aient lieu dans un délai raisonnable ?

C’est un risque réel. Si tel était son choix, la situation risquerait de se radicaliser. Dans l’hypothèse où les Frères musulmans seraient exclus du champ électoral, les idéaux de la place Tahrir seraient trahis et les Frères musulmans se radicaliseraient.

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