Prison, les archives d’une lutte

Les archives du Groupe d’information sur les prisons, fondé par Deleuze, Foucault et Vidal-Naquet, sont aujourd’hui éditées.

Olivier Doubre  • 11 juillet 2013 abonné·es

Le 15 janvier 1972, les détenus de la maison d’arrêt de Nancy se mutinent, se hissent sur les toits et lancent les tuiles pour contrer les assauts des gardes mobiles. Avant de se rendre, ils mettent à sac tous les étages, les cellules, la section administrative et, pour dénoncer les conditions intolérables d’hygiène, descellent des murs les lavabos sales réservés aux détenus. La révolte a commencé tôt le matin, au cours du petit-déjeuner, après que certains se sont plaints de l’infâme qualité du café. Cet incident constitue le déclencheur de ce mouvement spontané mais collectif – un prisonnier qui devait sortir quelques heures plus tard se joint à la mutinerie – contre les conditions de détention, le manque de nourriture, de chauffage, la censure des journaux par l’administration et les fréquents passages à tabac par les surveillants pour des infractions légères. Sur les toits, un drap est brandi, portant l’inscription : « On a faim » … Le cliché portant trace de cet « instant du soulèvement », selon le titre de la présentation de l’historien Philippe Artières des archives de la Révolte de la prison de Nancy, a été pris depuis le trottoir d’en face de la prison. Il est l’œuvre du photographe Gérard Drolc, de l’agence de presse du Républicain lorrain, le journal local.

Directeur de recherches au CNRS, longtemps président du Centre Michel-Foucault, Philippe Artières poursuit son travail de mise à disposition de nombreuses archives [^2]. Et, en particulier, de celles liées à l’œuvre et aux engagements de l’auteur de Surveiller et punir. En février 1971, alors que quelques-uns des dirigeants de la Gauche prolétarienne (GP) sont incarcérés depuis plusieurs mois, ce qui contribue à porter l’attention de l’opinion publique vers ce « dehors de l’histoire », des intellectuels, au premier rang desquels Michel Foucault, Gilles Deleuze, Daniel Defert, Pierre Vidal-Naquet ou Jean-Marie Domenach, fondent le Groupe d’information sur les prisons (GIP). Son objectif est clair : « Faire savoir cette “case noire” de notre société à partir de l’expérience qu’en ont les prisonniers eux-mêmes. » Les prisons connaissent alors une situation en résonance avec celle d’aujourd’hui : misère, surpeuplement, droits bafoués, violences et humiliations, exploitation outrancière du travail des détenus. Les prisons françaises comptent actuellement près de 70 000 prisonniers pour moins de 60 000 places ; à l’époque, au 1er avril 1971, « la France compte 84   établissements détenant 20 000 prisonniers alors qu’ils ne disposent que de 15 557 places » … Le GIP lance donc une vaste enquête dans les prisons de l’Hexagone, pour mettre en lumière tout ce qui y est « intolérable », grâce à des questionnaires distribués aux familles de détenus, aux travailleurs sociaux ou aux aumôniers – mais surtout aux prisonniers eux-mêmes. Car il « ne se propose pas de parler pour les détenus des différentes prisons,  [mais] au contraire de leur donner la possibilité de parler eux-mêmes », pour tenter « d’unifier dans une même lutte l’intérieur et l’extérieur de la prison ».

Ce sont les archives de ces « enquêtes-intolérance », menées deux ans durant, que Philippe Artières édite aujourd’hui, sous le titre Intolérable, un terme très souvent employé par les détenus et dans les publications du groupe. C’est d’ailleurs bien le sentiment que l’on ressent à la lecture des réponses des « droits communs », qui furent si longtemps « les “ombres de l’histoire”, selon l’expression de Michelle Perrot », l’une des premières historiennes à travailler sur les prisons en France. Mettre en regard les deux volumes édités aujourd’hui simultanément par Philippe Artières, grâce notamment aux chronologies qu’il y a insérées, permet de comprendre combien la révolte de Nancy est venue à l’époque corroborer « l’intolérable » exprimé par les détenus dans les enquêtes du GIP. Déjà, quelques semaines plus tôt, une autre mutinerie, à Toul, avait éclaté. Cette explosion de colère dans les prisons a donné toute sa force aux revendications du GIP, qui multiplie alors, comme le montrent les clichés d’Élie Kagan dans le volume sur la révolte de Nancy, actions et conférences de presse, conduites par Sartre et Foucault. Grâce au travail d’historien et d’éditeur de Philippe Artières, ces « archives d’une lutte » montrent la naissance d’un mouvement dans ce lieu, délaissé jusque-là, qu’est la prison. Des archives qui nous interpellent aussi par l’actualité des revendications contre le système carcéral. En 2013, toujours aussi « intolérable ».

[^2]: Voir aussi le Groupe d’information sur les prisons. Archives d’une lutte, 1970-1972 (éd. de l’Imec, 2001) et la Grande Étrangère. À propos de littérature , Michel Foucault (éd. de l’EHESS, 2013).

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