Les leçons du Frankensteak

Les éleveurs ont laissé la porte ouverte à la bio-ingénierie.

Geneviève Azam  • 29 août 2013 abonné·es

Géo-ingénierie, bio-ingénierie, design à grande et petite échelles, la mobilisation s’organise pour « sauver le monde ». Un steak synthétique fabriqué in vitro à partir de cellules-souches de vache a été dégusté cet été sous les caméras. Il a coûté 250 000 euros dans sa phase expérimentale et pourrait être produit à grande échelle et commercialisé d’ici dix ou vingt ans. Ainsi, l’augmentation mondiale de la consommation de viande pourrait se poursuivre et, surtout, selon les scientifiques qui ont réalisé cette expérience, ce serait la fin des élevages industriels et des abattoirs, qui polluent, consomment beaucoup d’eau, émettent des gaz à effet de serre et nécessitent l’utilisation de 70 % des terres agricoles pour assurer la nourriture du bétail. En quelque sorte, une alimentation enfin intelligente, débarrassée de la nature nourricière, mêlant biologie synthétique et informatique, palliant l’inefficacité de la vache, qui consomme 100 grammes de protéines végétales pour produire 15 grammes de protéines animales.

Nous ne serons pas surpris de retrouver dans cette entreprise le cofondateur de Google, Sergueï Brin, qui a entièrement financé l’expérience au nom du « bien-être animal », de la même manière que nous retrouvons dans la bio-ingénierie des entreprises de l’agroalimentaire comme Cargill, du secteur de l’énergie avec BP ou Dupont, des laboratoires pharmaceutiques comme Pfizer, des entreprises du secteur informatique avec Microsoft et Google. Cette expérience illustre la convergence concrète des technologies prônées par les transhumanistes [^2] comme Ray Kurzweil, devenu ingénieur chef chez Google, et le dépassement des limites de la nature. Quel que soit l’avenir d’une telle entreprise, quelles leçons en tirer ? La Fédération nationale bovine, branche de la FNSEA, dénonce cette entreprise, alors que déjà, en France, un tiers des élevages de viande bovine a disparu entre 2000 et 2010. Mais à refuser jusqu’ici de s’emparer réellement des données de la crise actuelle, crise alimentaire, crise écologique et climatique, crise sociale, les éleveurs laissent la porte ouverte aux firmes qui prétendent transformer la vie et la planète en laboratoire d’expérimentation et se parent d’une mission de sauvetage de la Terre, de son climat et de l’humanité. Tant qu’ils épousent les normes de l’élevage industriel et refusent de s’organiser collectivement pour mettre en place les transitions nécessaires, aussi bien agricoles qu’alimentaires, ils se privent de capacités d’action capables d’assurer leur existence et la réconciliation de leur activité avec les sociétés et leurs écosystèmes.

Cet exemple est révélateur des transformations profondes du capitalisme. Le libre-échange et la finance ont été les outils privilégiés de la poursuite de l’accumulation dans les années 1980. Ils ont redessiné un monde qui tend à échapper à toute réglementation et aux choix démocratiques, amplifiant les tensions sociales et écologiques. Aux catastrophes vécues est désormais opposée une utopie technique qui radicalise l’univers prométhéen en incluant la fabrication du vivant et en promouvant des techniques ne visant plus seulement à exécuter des tâches à notre place, mais à créer un monde parallèle au nôtre, supposé garantir une plus grande sécurité et le bien-être. 

[^2]: Voir Politis n° 1263 du 25 juillet 2013.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

Temps de lecture : 3 minutes