Allende, un héritage bien vivant

Quarante ans après le coup d’État de Pinochet, Isabel Allende évoque le souvenir de son père. Bonnes feuilles.

Isabel Allende Bussi  • 5 septembre 2013 abonné·es

Le photographe Georges Bartoli publie Chili, un livre de photos qui parcourt ce pays « sans est ni ouest », dans un voyage qui célèbre les paysages lunaires du Grand Sud ou du désert d’Atacama. L’œil du photographe sait aussi se faire politique et historique, s’arrêtant sur les visages des travailleurs et des populations pauvres, appuyé par les textes d’Isabel Allende et de Gérard Mordillat. La figure de Salvador Allende y est omniprésente. Extrait du récit intime de sa fille Isabel.

« Me reviennent en mémoire les événements de cette nuit du 10 septembre. Je dînais à Tomás Moro [^2], j’étais très fière des cadeaux que j’avais rapportés à mon père de Mexico, en particulier deux vestes d’été qu’il enfila sur-le-champ, interrompant la conversation avec ses conseillers. « J’espère pouvoir les porter. » Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Et j’ose à peine murmurer : « Ça va si mal ? » Chicho [^3] tente alors de me rassurer. […] Nous faisons tous des efforts pour que le dîner paraisse normal, mais il est interrompu plusieurs fois par des appels téléphoniques, des nouvelles de mouvements de troupes et d’autres rumeurs toujours plus alarmantes. […] Le 11 […], un appel de Patricia Espejo, collaboratrice de ma sœur Tati au secrétariat privé de la Moneda [^4], me prévient : un coup d’État vient d’éclater et mon père se trouve déjà au palais présidentiel. […] Il ne m’est guère facile d’atteindre le palais. Je réussis à abandonner ma voiture à quelques pâtés de maison et à entrer à la Moneda peu avant 9 heures. Ma voiture n’a pas de radio, je n’ai donc pas d’informations sur les agissements de l’armée. […] Sur le visage de mon père, je perçois un mélange de surprise et d’incrédulité à ma vue, dû certainement à une intime satisfaction de savoir ses deux filles à ses côtés, encore que, je dois bien en convenir, notre présence le perturbe profondément.

Peu après, il nous réunit tous dans le salon Toesca. Je me souviens encore très bien de ses paroles. Il a décidé de rester à la Moneda parce que c’est « sa place », celle qui sied à un président constitutionnel. Il ne démissionnera pas et il refuse les propositions de quitter le pays. Il demande en revanche que ses conseillers quittent le palais. […] Quel contraste entre la fermeté de sa décision de rester et de combattre pour donner une bonne leçon aux « traîtres qui ne respectent pas la loi » et la sérénité avec laquelle il mène les opérations en se préoccupant des moindres détails de la défense ! Ma sœur et moi entamons alors une conversation tendue avec lui. D’abord, il nous demande de quitter les lieux. Puis il nous en supplie. Enfin, devant notre résistance, il nous l’ordonne. Nous n’avons plus qu’à obéir, déchirées de douleur. Il était persuadé que les militaires accepteraient sa demande d’un véhicule militaire pour nous aider à quitter la Moneda. À notre sortie, non seulement il n’y a aucun véhicule, mais le silence est écrasant, personne. Tous les assaillants du palais ont reculé. Nous avons juste réussi à traverser la place quand débute le bombardement ; nous nous éloignons du palais au milieu de tirs isolés. […]

Nous tentons l’auto-stop et, par chance, c’est une grande voiture qui s’arrête. Nous nous y engouffrons, précisant que nous ne sommes que de simples secrétaires et n’avons rien à voir avec ce qui se passe. On nous conduit jusqu’à la place d’Italie. Il y a là un important contrôle militaire, et, pour la première fois, nous voyons des gens arrêtés, marchant les bras en l’air. Tandis qu’un militaire contrôle les papiers du conducteur, Tati, enceinte de sept mois, feint d’avoir des contractions, ce qui nous permet de passer le barrage sans plus de difficulté. Plus loin, je me souviens qu’une collègue habite à proximité, je demande alors au conducteur de nous y déposer. Je n’étais pourtant jamais allée chez elle, mais elle nous y accueille très chaleureusement. De là, nous réussissons à établir quelques contacts téléphoniques pour faire un point de la situation. […] Nous apprenons la mort de Chicho et d’Augusto Olivares. Nous passons la nuit étreintes par une immense tristesse, l’âme meurtrie ! Il n’y a pas de mots pour décrire cette douleur. Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. Le jour suivant […], nous décidons toutes les deux d’appeler l’ambassadeur du Mexique, qui arrive très vite avec un sauf-conduit. Comment raconter la peur qui nous étreint à chaque contrôle – ils sont nombreux – que l’on découvre qui nous sommes ? Heureusement, la sérénité et le sang-froid de Gonzalo Martínez, l’ambassadeur du Mexique, nous permettent d’arriver enfin à l’ambassade. […]

Nous avons quitté le pays dans la nuit du samedi 15 septembre au milieu d’un grand déploiement militaire. Et que dire de notre immense détresse ? Et pourtant nous ne pensions pas alors que l’exil allait durer pour la plupart d’entre nous presque dix-sept ans, et que moi ce serait quinze ans plus tard, exactement le 1er septembre 1988 – année du plébiscite –, que je foulerais à nouveau la terre du Chili, en provenance de Buenos Aires. […] Nous réapproprier notre histoire et nous projeter avec force vers l’avenir est une tâche prioritaire. Salvador Allende n’est pas un mythe mais une force vivante tant que nous sommes capables de l’assumer au XXIe siècle. Au-delà des passions qui agitent encore aujourd’hui notre pays, personne ne peut nier à Allende sa stature de démocrate conséquent, de défenseur acharné des plus pauvres, cohérent jusqu’au sacrifice de sa personne. Ses dernières paroles, de sa voix tranquille qui remerciait les plus humbles de leur soutien et réaffirmait sa confiance en ce Chili et son destin, sont à la mesure de sa stature morale, celle d’un président qui a préféré faire don de sa vie plutôt que de se rendre ou de se livrer. Le meilleur hommage que nous puissions lui rendre est de préserver cette démocratie qu’il espérait tellement restaurer au Chili. Aujourd’hui, quarante ans après, en ce mois de septembre 2013, il nous rassemble autour de cette figure qui anime maintenant les nouvelles générations, et c’est en cela que l’héritage de Salvador Allende est plus vivant que jamais. »

© Éditions Privat

[^2]: Tomás Moro est la résidence du président Allende.

[^3]: « El Chicho » est le surnom familier de Salvador Allende.

[^4]: La Moneda est le palais présidentiel de Santiago du Chili, il abritait l’hôtel des monnaies sous la colonisation espagnole.

Idées
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