Cheveux blancs sans racines

Invisibles , la pièce de Nasser Djemaï sur ces « chibanis » privés de retraite par la loi française en cas de retour au pays, connaît un grand succès.

Gilles Costaz  • 5 septembre 2013 abonné·es

Le théâtre français, heureusement, s’est quelquefois intéressé au sort des travailleurs algériens en France. Il y a même eu de très belles pièces, mais Invisibles, de Nasser Djemaï, est sans doute l’une des plus saisissantes, parce qu’elle est un admirable moment de théâtre. Ce spectacle, créé à Grenoble en novembre 2011 (voir l’article d’Anaïs Heluin dans le n° 1180, du 8 décembre 2011), n’a cessé de tourner à travers la France et entame à présent une troisième saison, avec six semaines de représentations au Théâtre 13, à Paris, et une série de déplacements jusqu’en mai. Nasser Djemaï, le maître d’œuvre dans le double rôle d’auteur et de metteur en scène, s’est intéressé à ceux qu’on a appelés les « chibanis » – ce mot signifiant « cheveux blancs » en arabe.

Les chibanis sont les travailleurs algériens qui ont participé, par leur travail, à l’essor de la France, des années 1960 aux années 1980, et qui n’ont pu rentrer dans leur pays à l’âge de la retraite. Nos lois les privaient de leur pension s’ils quittaient le territoire français. Alors ils survivaient, désœuvrés, coupés du monde et de la vie, déracinés. Invisibles conte la venue d’un jeune homme dans un foyer Sonacotra. Il cherche son père, qu’il n’a jamais connu… Six acteurs, David Arribe, Angelo Aybar, Azzedine Bouayad, Azize Kabouche, Kader Kada et Lounès Tazaïrt, jouent ces rencontres ouatées dans un jeu étonnamment physique et secret à la fois. Pourtant, il y a vingt-deux mois, à la création, à Grenoble, la pièce était lancée dans l’anxiété et la crainte. « C’était ma première mise en scène en scène, se souvient Nasser Djemaï. Mon premier texte écrit pour plusieurs acteurs. Certains comédiens, âgés, n’avaient pas joué depuis des lustres et devaient réapprendre l’art du jeu. Michel Orier, alors directeur de la Maison de la culture, et moi pensions aussi à la difficulté de faire voir ce qui n’est pas à l’honneur de la France – pas des Français eux-mêmes, mais des potentats, de ceux qui décident pour le peuple. Mais le spectacle a tout de suite été accepté. J’en ai été étonné, mais pas stupéfait. La pièce libère une parole étouffée, et cet effet bienfaisant a eu lieu partout. »

Même avant le passage à Paris, au Tarmac en 2012, Invisibles était réclamé dans des dizaines de villes. Nasser Djemaï aimerait que le groupe parlementaire qui planche actuellement sur cet article de loi empêchant les travailleurs algériens de toucher leur retraite française dans leur pays vienne voir sa pièce. Mais il n’y croit guère. Même si Invisibles a contribué à attirer l’attention sur cette injustice de notre histoire.

Théâtre
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