Kenya : Le conflit somalien s’exporte

L’attaque sanglante d’un centre commercial de la capitale, Nairobi, par des combattants islamistes trouve son origine dans la crise somalienne. Elle se veut aussi une vengeance après l’intervention des forces kényanes au sud de la Somalie en 2011.

Nicolas Salvi  • 26 septembre 2013 abonné·es

Qui sont donc ces miliciens d’Al-Shabbaab qui ont organisé l’assaut meurtrier du centre commercial Westgate Mall de Nairobi ? Au-delà de l’effroi qu’il suscite, l’événement appelle d’autres explications que l’usage exclusif et définitif du mot « terroriste ». Le coup de main sanglant renvoie à l’origine et aux revendications de ce groupe armé qui, un temps, a contrôlé la moitié sud de la Somalie. Pour comprendre qui sont ces combattants et d’où ils viennent, il faut remonter à 2006, lorsque l’Union des tribunaux islamiques prend le contrôle de la quasi-totalité de la Somalie, imposant la charia dans tout le pays. Un règne qui ne dure pas plus de six mois : à la fin de l’année, une intervention militaire éthiopienne soutenue par les États-Unis met le gouvernement islamiste en déroute. C’est à ce moment que l’Union des tribunaux islamiques se scinde, donnant naissance à Al-Shabbaab (« la jeunesse »). Le nouveau groupe rassemble les membres les plus radicaux et les plus jeunes de la mouvance islamiste somalienne. Comme toujours, il était difficile d’évaluer les effectifs d’une telle nébuleuse, allant de 4 000 à 9 000 combattants, selon les sources. Des effectifs en tout cas suffisants pour entamer une conquête de la Somalie à partir de 2008, période pendant laquelle « ils gagnent énormément de villes, dont la capitale Mogadiscio et le port de Kismayo », rappelle Julie Gobillard, spécialiste de la région [^2]. C’est le début d’une période de forte influence d’Al-Shabbaab sur la majeure partie du territoire somalien, avec une présence particulièrement marquée dans le sud du pays. Mais, en 2011, les troupes de l’Union africaine entrent dans la capitale, et l’armée kényane organise une offensive sur le sud. Les miliciens d’Al-Shabbaab battent en retraite. Le groupe armé, affaibli, change alors de stratégie, passant d’une démarche de conquête à des actions ponctuelles se rapprochant des pratiques de la plupart des groupes terroristes affiliés à Al-Qaïda.

« Ils sont entrés dans une lutte de pouvoir privilégiant des combats asymétriques, des actions contre des civils, ou visant des symboles marquants : personnels de l’ONU, représentants des ONG, ou tout ce qui pouvait être lié aux nouvelles autorités somaliennes », analyse Julie Gobillard. Al-Shabbaab n’a donc pas dit son dernier mot et constitue encore une véritable épine dans le pied du nouveau gouvernement élu en septembre 2012. D’autant plus que le groupe dispose du soutien d’une partie de la population, majoritairement musulmane, séduite par le discours national d’Al-Shabbaab. « Un soutien davantage politique que religieux, souligne Julie Gobillard, et qui traduit un rejet de l’implantation de troupes étrangères en Somalie. » Les incursions kényanes de 2011 ont vivement déplu à une partie de la population, notamment dans le sud et le centre du pays, où les miliciens sont particulièrement bien implantés. Les membres du groupe armé ont mis sur pied une structure très mobile composée de petits groupes. « Cette mobilité est aussi décisionnelle. Ils ont une chaîne de commandement extrêmement souple. Il s’agit presque d’une organisation hors-sol », analyse Julie Gobillard, pour qui la dérive terroriste du mouvement n’est pas sans explications politiques. En vertu de la nouvelle Constitution, une parité entre les différents clans du pays devait être mise en place au sein du gouvernement. Mais le Président Hassan Sheikh Mohamoud, élu en septembre 2012, a préféré laisser de côté le clan Habergedir, soupçonné de soutenir activement Al-Shabbaab. Pour Julie Gobillard, il s’agit là d’une « faute politique qui achève de faire entrer la mouvance islamiste radicale dans la clandestinité et, surtout, la conduit à rompre complètement le dialogue avec les institutions ». Mauvais calcul pour le gouvernement, qui doit se lancer dans une véritable reconstruction du pays, négocier avec tous les gouverneurs et les chefs de clan pour dessiner une ébauche d’État sur un territoire très morcelé. Certains gouverneurs ont pris goût à l’exercice du pouvoir. L’exemple le plus connu est la République de Somaliland, dans le nord du pays, qui a déclaré unilatéralement son indépendance en 1991. Le travail d’unification se révèle d’autant plus difficile qu’en refusant de négocier avec Al-Shabbaab le gouvernement a pris le risque de maintenir un climat d’instabilité dans plus de la moitié du pays. « On est clairement entrés dans une logique d’affrontement, note Julie Gobillard. En l’absence d’une véritable armée constituée, le gouvernement n’a pas les moyens de régler le problème. Il a coupé les liens en choisissant d’utiliser uniquement les arguments militaires et sécuritaires. » On n’a donc probablement pas fini, hélas, d’entendre parler d’Al-Shabbaab.

[^2]: Julie Gobillard est notamment l’auteure de « Réponses du Kenya aux défis sécuritaires somaliens », Revue internationale et stratégique, septembre 2011.

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