Syrie : vrais et faux débats

Les incertitudes du lendemain doivent-elles justifier un soutien même honteux au régime syrien ? Et l’acceptation de ses crimes de masse ?

Denis Sieffert  • 5 septembre 2013 abonné·es

Le moins que l’on puisse espérer dans un débat aux conséquences aussi dramatiques que celui qui nous occupe ces jours-ci à propos de la Syrie, c’est la sincérité des arguments. Il n’est pas sûr, hélas, qu’elle soit toujours au rendez-vous. Ainsi, plus de dix jours après le recours à l’arme chimique sur la population de la banlieue est de Damas, il ne devrait plus être permis de douter des faits. Alors que nous sont parvenus des centaines de témoignages d’individus ou d’associations, des vidéos, des descriptions de symptômes par des médecins, alors que nous disposons d’informations précises sur l’heure de l’attaque et le nombre des missiles, peut-on encore croire à une vaste machination ? Ou penser que les documents mis en ligne lundi soir par le gouvernement français ont été fabriqués dans les caves du Quai d’Orsay par les services de Laurent Fabius ?

La mauvaise foi politicarde d’un Borloo qui, sortant de Matignon, feignait encore de s’interroger sur les origines du crime avait quelque chose de pathétique. La Syrie paraissait bien loin de ses préoccupations. Hélas, le doute, même irrationnel, est alimenté par le rappel imparable du mensonge irakien. Car c’est bien le minuscule flacon brandi en février 2003 par Colin Powell devant le Conseil de sécurité des Nations unies pour justifier l’agression contre l’Irak qui continue de répandre cette autre sorte de poison : le soupçon. On se dit qu’après cela, tout est possible. Et il nous faut puiser au fond de nous-même pour retrouver du discernement, considérer les événements dans leur singularité, accepter l’idée qu’Obama n’est pas tout à fait Bush, et que les cent mille morts syriens ne sont pas tombés sous les Tomahawks de l’actuel président américain. Il nous faut faire un effort pour recouvrer assez de lucidité et ne pas imaginer que les rebelles, à supposer qu’ils disposent de l’arme chimique, n’ont rien trouvé de mieux que de cibler un secteur qui leur est acquis et qui résiste depuis des semaines aux bombes de Bachar. Avant toute chose, il faut donc oser affronter la réalité d’aujourd’hui. D’autant que ce constat n’induit pas nécessairement qu’il faille soutenir une intervention américaine ou franco-américaine. On peut regarder en face les crimes contre l’humanité accomplis par le régime de Damas et redouter néanmoins le fameux « jour d’après ». Ce n’est pas notre position, mais cette attitude est compréhensible.

L’éclatement du pays en une multitude d’entités confessionnelles, l’installation d’un pouvoir islamiste, le règne des milices sont évidemment des hypothèses plausibles qui conduisent certains à estimer, sans être idolâtres de Bachar al-Assad ou de Poutine (par ailleurs promu gardien du droit international), que le dictateur syrien vaut toujours mieux que ceux qui lui succéderaient. Mais, les incertitudes du lendemain doivent-elles justifier un soutien même honteux au régime syrien ? Et l’acceptation de ses crimes de masse ? N’est-ce pas précisément la violence du régime qui a conduit la rébellion à se militariser, et le conflit à se confessionnaliser ? Autrement dit, n’est-ce pas la survie politique de Bachar al-Assad qui conduit le plus sûrement aux pires scénarios pour l’avenir ? Quoi qu’il en soit, on n’arrête pas l’histoire parce que la suite est inquiétante. Ou alors, il fallait soutenir Moubarak et Ben Ali. La suite en Égypte et en Tunisie est-elle si réjouissante ? On ne regrette pas la prise de la Bastille parce qu’il y a eu les guerres d’empire, la Restauration et encore un siècle de tourments. On ne peut plus adhérer aujourd’hui à une approche téléologique de l’histoire.

Il est possible en revanche de décider une fois pour toutes qu’il y a trop de violences dans ce bas monde et que nous avons assez à faire avec nos soucis. Au fond, peut-être est-ce cette contre-révolution morale qui se joue aujourd’hui autour de la question syrienne. L’absence totale de réaction occidentale après le massacre du 14 août en Égypte va dans ce sens. Couper les vivres à l’armée égyptienne aurait pourtant été autrement plus facile et au moins aussi efficace que d’organiser une opération militaire contre le régime syrien. Pour notre part, nous refusons cette logique du chacun chez soi. Mais alors, en Syrie, quoi faire ? À supposer même que Barack Obama obtienne un feu vert du Congrès le 9 septembre, et que François Hollande sollicite le soutien du Parlement (on ne voit pas très bien au nom de quoi il pourrait esquiver un vote en bonne et due forme), la « punition » risque d’avoir l’inconvénient d’être une ingérence directe des Occidentaux dans la guerre civile. Il serait bien plus utile d’équiper les courants laïques de la rébellion afin qu’ils se protègent contre l’aviation et les bombes de Bachar. Une solution politique est sans doute à ce prix. Tant qu’il y aura déséquilibre des forces, que les chars du régime occuperont les villes, il sera bien difficile d’envisager une négociation qui soit autre chose qu’un piège pour la rébellion.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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