Une caméra pour explorer notre temps

La Cathode, association de cinéma social en Seine-Saint-Denis, peine à poursuivre sa mission. Rencontre.

Ingrid Merckx  • 5 septembre 2013 abonné·es

ÀSaint-Denis (93), le vendredi, c’est jour de marché. Le quartier de la basilique prend des airs de ville du Sud. Les étals s’étendent bien au-delà du marché couvert. La foule zigzague entre ces immeubles des années 1970 évoquant des alvéoles de béton gonflé, séparés par des ruelles internes. « Tous les visiteurs se perdent », avait prévenu Gabriel Gonnet, président de la Cathode. Ses locaux, au 6, rue Édouard-Vaillant, sont pourtant à cinq minutes du métro, entre Carrefour et la nouvelle ligne de tram. La porte en bas est ouverte. Les boîtes aux lettres un peu décaties indiquent : une antenne de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), un réseau de soutien scolaire, une unité éducative de jour et la Cathode, donc, au deuxième. Cette association de « communication sociale », créée en 1985 pour susciter du lien en utilisant les techniques de l’audiovisuel et du cinéma, a emménagé ici en 2005 quand elle a lancé Regards2banlieue. Un chantier d’insertion qui a déjà formé 80 personnes aux techniques de journaliste reporter d’image (JRI).

Les locaux s’étirent sur plusieurs salles en enfilade. « Mon bureau, montre Gabriel Gonnet en nous accueillant, chemisette à carreaux sur pantalon noir, le sourire volontaire laissant deviner des dents du bonheur. Ensuite, celui de mes collègues qui s’occupent de l’administration et de la technique, puis une première salle avec deux bancs de montage, la salle de réunion avec deux autres bancs de montage, et une dernière salle, plus professionnelle, avec les deux derniers bancs de montage. » Environ 250 m2 de bureaux, dont les fenêtres donnent sur les « immeubles alvéoles ». Une lumière atténuée baigne ce grand espace, vide et silencieux : « Tout le monde est encore en vacances… », s’excuse le président. Sauf que, depuis quelque temps, le « monde », à la Cathode, se résume à trois salariés, dont lui. L’association est entrée en cessation de paiement le 3 mars 2013 après « une très mauvaise année 2012 ». Le 4 juillet, le tribunal de grande instance de Bobigny a institué une procédure de redressement judiciaire. La Cathode a six mois pour se relancer. Sur son site, elle multiplie les demandes de soutien. « Notre plus grand espoir, ce sont des commandes », explique Gabriel Gonnet. Des films institutionnels que la Cathode pourrait réaliser via sa WebTV de territoire pour les collectivités de Plaine Commune. Son ancrage local dans ce « Hollywood français » qu’est devenue la Seine-Saint-Denis et sa connaissance du terrain sont tels que seules les décisions se font attendre. « Il faut des médias indépendants dans le département ! »

Mais, depuis quelques années, les subventions dégringolent. Le département, la Région… La volonté politique n’est plus. Et sans soutien, un tel projet peut-il survivre ? « On est quand même pionniers sur un certain nombre de sujets. La campagne contre le harcèlement à l’école, en 2011, c’est nous qui l’avons lancée », fait valoir Gabriel Gonnet, qui s’appuie sur des exemples tirés du catalogue de l’association. En l’occurrence Kenny, portrait d’un souffre-douleur qu’il a réalisé pour faire tomber un tabou. « Jusqu’en 2008, il n’y avait rien sur le sujet… » Pour son dernier film, Sur les chemins de l’école de la non-violence, lancé au printemps, la Cathode n’a pas touché un centime. « On a eu 14 000 euros pour le réaliser, c’est peu pour un documentaire. » L’équipe de réalisateurs a fondu. « C’était un cercle très dynamique de cinéastes au cœur du social, mais plusieurs ont perdu leur statut d’intermittent, d’autres ont dû accepter des commandes ailleurs… » Il reste Gabriel Gonnet, qui a démarré comme animateur dans les quartiers et a appris le cinéma à l’université de Paris-VIII, à la suite de quoi il s’est « formé en filmant ». Ce qui frappe : le contraste entre l’assise de la Cathode – son catalogue de cinquante documentaires et fictions, la solidité de ses principes ancrés dans l’éducation populaire : du cinéma social avec les habitants, « allergique au misérabilisme, au voyeurisme, au morbide », précise son président en citant Primo Levi – et son actuelle traversée du désert. « Il n’y a pas que nous ! La Fédération des radios libres vient de mettre la clé sous la porte dans l’indifférence générale : pas un papier dans la presse ! », s’indigne Gabriel Gonnet, bon connaisseur du secteur, lecteur quotidien du Monde et du Parisien. L’année 2013 sonnerait donc la fin de l’esprit 1901 ? « On n’a plus de budget de fonctionnement, uniquement des financements sur projets. Pourquoi pas, mais c’est aléatoire. Surtout, on manque de reconnaissance : les financeurs ne sont plus que dans la régulation budgétaire, sans états d’âme, et on souffre de la complexité des règlements et de l’empilement de dispositifs ingérables. Pour le chantier d’insertion Regards2banlieue, je devais renseigner un tableau Excel grand comme la table, avec des cases très intrusives sur chacun des salariés. C’est autant d’échanges directs que je n’avais plus avec eux et ça virait au contrôle social… »

Le chantier d’insertion ne reprendra pas sous son ancienne forme : « Trop lourd administrativement et financièrement puisque les encadrants restaient à notre charge. Mais j’aimais bien : le journalisme pour des personnes en insertion, ça a du sens, ça leur permettait de refaire leur CV en montant des sujets, en allant au-devant des autres, avec le désir de transmettre quelque chose. Notre ligne éditoriale était : “À partir de mon regard de banlieue, qu’ai-je à dire sur le monde ?” » Un partenariat avec l’AFP qui prévoyait d’ouvrir une filière « diversité », un autre avec Demain TV, un stagiaire à Public Sénat, un salarié qui tient une chronique sur Radio Aligre, un projet universitaire sur la résilience en Afrique, deux collections de référence (« Bille en tête » et « Des films pour en parler »)… Membre du Réseau éducation populaire du 93 et de Presse & Cité, la Cathode enchaîne les lettres de noblesse. Mais ses ateliers de réalisation de films dans les établissements scolaires et les centres sociaux sont suspendus. Le dernier, à la cité Karl-Marx à Bobigny – plus célèbre HLM du monde –, c’est Gabriel Gonnet qui l’a piloté : « On a fait un travail autour de la mémoire bien sûr… », raconte-t-il, intarissable sur la méthode Cathode, qui démarre toujours avec des groupes de parole, desquels ressortent des témoignages. « La caméra amène de la représentation. Il faut arriver au parler vrai. Mais c’est un peu en train de changer avec les webcams et la téléréalité : les gens commencent à penser qu’en s’exprimant devant une caméra à la première personne ils peuvent apporter quelque chose aux autres. » Et Gabriel Gonnet d’évoquer Sur les chemins de l’école, où les réflexions des élèves de CE1 et la maturité de leurs arguments l’ont bluffé. « Je dis toujours : le cinéma, c’est pas dur, soyez vous-mêmes et c’est bon ! » Mais la Cathode n’est plus elle-même. Le sourire de Gabriel Gonnet se crispe quand il évoque les perspectives : « On n’a pas connu de déficit d’exploitation, ce sont les frais qui nous ont plombés. » Pour ne rien arranger, le système de financement du Centre national du cinéma (CNC) a évolué dans un sens moins favorable aux associations. « Ce n’est plus l’ambiance d’avant », regrette-t-il en retournant à son bureau attaquer sa pile de demandes de financement. Seul dans ces grands bureaux. Mais avec un site qui, heureusement, continue à parler pour lui et pour tous ceux qui ont laissé traîner leur caméra dans les parages.

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