Crimes et délices

André Engel adapte Horváth sur un mode souriant.

Gilles Costaz  • 24 octobre 2013 abonné·es

Malgré une vie brève (il mourut accidentellement à Paris en 1938, à 37 ans), Ödön von Horváth eut le temps d’écrire une œuvre théâtrale assez riche, dont l’apparente simplicité de langage se met au service d’une vision très forte de l’Europe de l’entre-deux-guerres. Ses pièces, Casimir et Caroline et Légendes de la forêt viennoise, ont l’air de chansons à deux sous car elles content des romances qui finissent mal (ou parfois bien). Mais elles vous emportent à la fois dans leur sensibilité immédiate et dans leur perception complexe d’un monde où tout se dévalue : l’argent, l’amour, la vie sociale. André Engel, qui a plusieurs fois monté des œuvres de cet auteur, propose un diptyque qu’il a baptisé la Double Mort de l’horloger et dont les deux parties sont jouées par les mêmes acteurs.

En effet, on trouve deux morts, deux horlogers, dans des pièces écrites à distance, Horváth revenant sur le même thème pour le traiter différemment dix ans après. Mais l’assassinat d’un vendeur de montres n’est pas l’essentiel de ces œuvres. C’est plutôt le meurtrier qui compte, comme l’image évidente d’une époque qui, dans sa folie et sa pauvreté, est déboussolée. Voici venu le temps des assassins, des sympathiques assassins. Dans la première pièce, Meurtre dans la rue des Maures, de 1923, la mort du commerçant est suivie du suicide d’une femme trompée. Ce n’est pas follement intéressant et le texte n’est pas très élaboré. Dans la seconde pièce, l’Inconnue de la Seine, écrite en 1933, l’action est développée de façon plus ample. Un jeune homme, qui a abandonné la fleuriste dont il était l’ami, revient rôder dans le quartier. Il s’intéresse à la jeune femme et à l’horlogerie, qu’il envisage de cambrioler avec des comparses. Le vol tournera mal, le jeune homme courtisera peu la fleuriste mais s’éprendra d’une inconnue. Une errante, qui vit dans la rue et garde son mystère, aime soudain le jeune voyou, ment à la police pour le protéger, passe la nuit avec lui mais, finalement abandonnée, va se jeter dans la Seine. Son visage, moulé au moment où le corps a été repêché, est si troublant qu’il est fabriqué et vendu en de nombreux exemplaires…

Aidé par la belle scénographie de Nicky Rieti, jouant avec l’iconographie des façades et des terrasses de Paris, André Engel s’éloigne de son style habituel, qui est lyrique, noir, onirique, pour s’orienter vers une poésie souriante, allant jusqu’à une série de gags à la fin de la soirée. C’est une production colossale : quinze acteurs et beaucoup de techniciens. Mais le ton est à la fantaisie légère, pas très loin de ce que peut dégager un film de René Clair. Jérôme Kircher en est l’interprète principal, avec son art gracieux des glissades d’une émotion à l’autre, sa manière de cultiver des douleurs discrètes, avec l’air d’être en même temps là et ailleurs. Julie-Marie Parmentier est l’Inconnue, dans une présence charmeuse, agile, mobile, portée par la volupté du romanesque. Avec eux, beaucoup de bons acteurs comme Marie Vialle, Antoine Mathieu, Évelyne Didi, Yann Collette, Tom Novembre, dont certains jouent, pour le plaisir, de courtes partitions. Horváth s’est inspiré d’un fait divers qui s’était produit à Paris : on avait honteusement fait commerce du moulage d’un visage d’une inconnue, après sa mort. André Engel n’a pas pris le parti du fait divers, ni celui de la fresque tragique. Il a préféré l’imagerie populaire, laissant vivre la profondeur sous la gracilité.

Théâtre
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