Délire et sagesse du hibou

Pour la jeunesse, mais pas seulement, une création de Fabrice Melquiot à Genève.

Gilles Costaz  • 10 octobre 2013 abonné·es

Concernant ce qu’on appelle le « jeune public », la France a toujours été un peu inconstante. Tantôt elle lui a donné une importance réelle, comme dans les années 1970, ou lui a consacré des moyens (nous avons quand même six centres dramatiques pour la jeunesse). Tantôt elle s’en est fichée comme de colin-tampon. Il y a deux ans, à la tête du Théâtre de l’Est parisien, dont elle allait être démise, Catherine Anne proclamait en vain que Paris était une capitale sans politique de théâtre pour l’enfance. Les choses sont peut-être en train de changer, puisque, se débarrassant à la hussarde de Patrick Gufflet, la mairie de Paris a nommé au Paris-Villette deux nouveaux patrons, Valérie Dassonville et Adrien de Van, qui préparent un projet destiné à la fois à la jeunesse et au tout-public. Le coup d’envoi sera donné en décembre, sauf retard.

Mais tout cela ne ressemble en rien aux politiques considérables parfois mises en œuvre ailleurs, comme dans les pays nordiques et les pays de l’Est, qui disposent de structures énormes s’adressant aux enfants. Bien sûr, ce peuvent être des ghettos au discours bêtifiant. Mais que faire pour la jeunesse ? La question mérite sacrément d’être posée. À Genève, dans cette Suisse si volontiers hostile aux étrangers, on peut découvrir avec surprise que l’un des théâtres pour le jeune public, Am Stram Gram, a été confié à un Français, Fabrice Melquiot. On sait que Melquiot est l’un des meilleurs auteurs apparus à l’horizon des années 2000 et que ses premières pièces ont accompagné l’ascension d’Emmanuel Demarcy-Mota (son découvreur : au départ, Melquiot était l’un des acteurs de la troupe). Que de beaux textes on lui doit, joués en France et à l’étranger ( le Diable en partage, l’Inattendu ) ! L’enfance l’intéresse, aussi a-t-il accepté, en 2011, la proposition de la fondation privée qui possède ce théâtre de 340 places. Depuis, il mène cette barque assez lourde, additionnant les créations en collaboration avec des équipes suisses et françaises.

L’idée de Melquiot, c’est l’ « intergénérationnel ». L’enfance est au centre, mais personne ne doit se sentir exclu. De fait, les jeunes se sentent heureux dans ce théâtre vertical où bien des jeux et des expériences les attendent de haut en bas. Une « galerie » de sept mètres carrés permet d’avoir un rapport très intime avec une œuvre d’art (c’est une grande cabane). Le « loto poétique » est l’un des événements – copié partout – qui permettent de jouer et de connaître la littérature. Et l’invité qui dialoguera cette saison avec les plus de 10 ans est l’un des plus grands poètes français, Yves Bonnefoy ! La nouvelle pièce que Fabrice Melquiot vient d’écrire et de mettre en scène sur sa colline genevoise, le Hibou, le vent et nous, fait vivre en simultané un couple d’enfants à l’âge de 8 ans et bien plus tard, quand cette fille et ce garçon vivent ensemble et attendent un enfant. Dans un décor d’Elissa Bier, mobile et englobant un trampoline, tout jaillit en flèches et en diagonales. Les acteurs, Damien Droin, Dominique Gubser, François Nadin, Nicolas Rossier et Julie Tavert, sont suspendus dans les hauteurs ou bondissent dans l’atmosphère – certains viennent du cirque. Hugues Quester a prêté sa voix à un hibou, car il y a bel et bien des chouettes aux yeux éveillés sur scène ! Cette pièce grave et joyeuse échappe aux lois de la gravité. Le hibou : sagesse antique, délire moderne.

Théâtre
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