Grandiose Chéreau

Ce génie de la scène, qui avait dans les veines le sentiment tragique de la vie, disparaît à 68 ans, laissant une œuvre immense mais inachevée.

Gilles Costaz  • 8 octobre 2013 abonné·es
Grandiose Chéreau

Coup de tonnerre dans la nuit de lundi à mardi : Patrice Chéreau est mort. À 68 ans, d’un cancer du poumon. L’éternel jeune homme du théâtre, de l’opéra et du cinéma, au visage toujours adolescent, n’est plus. Il ne mettra pas en scène Comme il vous plaira de Shakespeare qu’il devait monter en mars à l’Odéon. Et tous nos souvenirs éparpillés se regroupent pour former le livre du génie turbulent de Chéreau, parti trop tôt et laissant inachevée une folle activité d’un demi-siècle.

Plus metteur en scène qu’acteur, il n’aimait pas jouer. Heureusement, à l’écran, il fut le Premier Consul dans Adieu Bonaparte de Youssef Chahine et Camille Desmoulins dans le Danton de Wajda. À la scène, il se confia peu de rôles, brisant ses réticences pour interpréter Dans la solitude des champs de coton, campant une première fois le dealer sous une apparence de voyou à la Michel Simon qui déplut à l’auteur, puis reprenant le rôle sur un rythme de rock et dansant avec Pascal Greggory sur la musique de Massive Attack, pour retrouver l’entente avec Bernard-Marie Koltès entre-temps emporté par le sida.

Chéreau, c’est surtout un homme qui dirige, sur une scène de théâtre, à la tête d’une institution (Sartrouville, Nanterre) et sur un plateau de cinéma. Quand il accepte de parler aux médias, il est tantôt charmant, tantôt cinglant. Il n’aime pas le cirque du Festival de Cannes, il n’aime pas le discours banal de certains journaux et de la vie courante. Alors il fuit, se cache, se fâche. Comme le personnage de son film l’Homme blessé, c’est un être souffrant. Depuis sa naissance, il est inquiet, torturé, sur ses gardes. Il ne vit pas son homosexualité comme une difficulté dans notre société. Mais tout est difficulté et douleur. Solitaire, il a dans les veines le sentiment tragique de la vie et pas d’humour pour le soigner. Il ne le soigne que par son art, en étant nerveux, ombrageux, frénétique, fou de perfection. Il recourt aussi à la drogue, sans doute pour aller plus loin.

L’œuvre est immense, et il est trop tôt pour choisir, pour dresser un monument à cet artiste compulsif qui fit tant de théâtre qu’il finit par ne plus vouloir en faire, et fit des films avec tant d’intermittence qu’il en cueillit autant les blessures que les bonheurs. À la scène, sur le conseil de son dramaturge François Regnault, il révéla la part cruelle et sauvage de Marivaux avec sa mise en scène de la Dispute. Il fut l’un des rares à dessiner de grandes fresques, comme Peer Gynt d’Ibsen ou les Paravents de Genet, où chaque seconde est hantée, habitée. Il ne découvrit pas Koltès mais lui donna son aura, en montant avec passion la plupart de ses pièces à partir de Combat de nègre et de chiens. Il avait avec lui les plus grands comédiens, Maria Casarès, Gérard Desarthe, Dominique Blanc, Michel Piccoli, Vincent Pérez, qui, tous, peuvent témoigner de l’exceptionnel directeur d’acteurs qu’il fut – avec parfois des colères et des injustices. À l’opéra, sa magistrale collaboration avec Pierre Boulez pour la tétralogie de Wagner à Bayreuth n’est qu’un chapitre parmi d’autres, où Mozart et Strauss inspirèrent ses cordes sensibles écorchées. Pour le cinéma, l’aspect underground de son film anglais Intimacy lui convient mieux que le climat de ses films plus connus ( la Reine Margot ). Et il n’aura jamais pu monter la production du film sur Napoléon qu’il voulait construire autour d’Al Pacino…

Très politisé à ses débuts, militant contre la guerre d’Algérie et contre les politiques de droite, il resta toujours fidèle à la gauche et à la cause du théâtre subventionné. Mais il disait aussi, lorsqu’il a été nommé à la tête des Amandiers de Nanterre : « Quand on a vingt millions de subventions, on manifeste moins. » Il a été très dispendieux, Chéreau, en un temps où il pouvait engloutir des sommes folles pour les étonnants décors verticaux de Richard Peduzzi ! C’était un artiste du grandiose, mais où tout était combat contre la douleur, la mort, le chaos. Il opposait l’art à la férocité du monde et de l’existence. Aussi tous ses spectacles étaient-ils de fabuleux ciels d’orage, tels des tableaux de William Turner.

Théâtre
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