Le maquis de la formation professionnelle

Alors que des négociations sont en cours pour réformer la formation professionnelle, les inspecteurs et contrôleurs du travail dénoncent la faiblesse de leurs moyens pour endiguer la fraude.

Thierry Brun  • 17 octobre 2013 abonné·es

Érigé en priorité du quinquennat de François Hollande, l’épineux dossier de la formation professionnelle est depuis le mois de septembre sur la table des négociations entre syndicats et patronat. Le gouvernement souhaite un accord sur une nouvelle réforme d’ici à fin décembre, et le ministre du Travail, Michel Sapin, s’est engagé à « clarifier » la situation pour que « l’argent de la formation aille à la formation ». Le ministre ambitionne aussi que les services chargés de son contrôle « soient encore plus offensifs contre toutes les dérives ». Cette dernière phrase a irrité les inspecteurs et contrôleurs du travail de la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), qui réclamaient des moyens supplémentaires dans une lettre adressée en août à Michel Sapin. Les agents y déploraient notamment des « désorganisations » qui pénalisent « les millions de bénéficiaires de la formation professionnelle puisque les fonds publics  […] sont une manne financière telle qu’il est loisible de les détourner sans risque ». De son côté, la Cour des comptes relevait dans un référé de 2012 « une insuffisance de moyens et des défauts d’organisation qui se sont aggravés au cours des dix dernières années ». Et SUD Travail pointe « la succession des réformes (RGPP, casse du code du travail, etc.) [qui] dégrade les conditions d’exercice des missions de l’inspection du travail au service des salariés ». Les contrôleurs de la formation professionnelle, au nombre de 180 selon le ministère du Travail, estiment être les oubliés de la priorité gouvernementale. Leur activité concerne plus de 30 milliards d’euros de financement et, entre autres, les organismes collecteurs des fonds de la formation professionnelle et de la taxe d’apprentissage, les entreprises ainsi que les 77 000 organismes de formation recensés en 2011 par la Délégation à la formation professionnelle (contre 60 000 en 2009). Les organismes paritaires collecteurs des fonds de la formation professionnelle (OPCA) sont passés de 65 en 2012 à 20, indique le ministère de l’Économie [^2]. Mais ce regroupement n’a pas pour autant clarifié la gestion des fonds. Paul Desaigues, conseiller confédéral CGT et vice-président de la commission formation d’Agefos PME, compare cet OPCA qui gère plus de 5 millions de salariés répartis sur plus de 50 branches et secteurs professionnels à un « paquebot » dans lequel « on ne peut pas contrôler l’enregistrement de tous les passagers. On ne peut procéder que par échantillons d’organismes. Souvent, on ne découvre la tricherie qu’a posteriori et accidentellement. C’est ce qui permet, par exemple, à des sectes de pouvoir vivre à l’intérieur du système. »

Surtout, les escroqueries sont à la portée du premier venu, déplore un contrôleur des services régionaux de la DGEFP : « Les faux stagiaires, c’est le mode de fraude le plus répandu. Les fraudeurs créent une société et l’enregistrent comme organisme de formation. Rien de plus facile, c’est du déclaratif ! Ils trouvent une autre boîte complice qui fabrique de faux documents, notamment des conventions de stage, des feuilles d’émargement, des bons de commande, des factures et des attestations de fin de stage. Ces documents sont envoyés à l’OPCA auquel cette boîte cotise, et les fraudeurs se font ainsi rembourser des formations qui n’ont jamais eu lieu. » Dans une enquête effectuée en 2003 au sein de l’OPCAREG d’Île-de-France, organisme piloté par le Medef et qui se nomme aujourd’hui Opcalia Île-de-France, les contrôleurs ont dénombré plus de 8 000 stages bidons de tuteurs, personnel encadrant les stagiaires en entreprises. Coût des fraudes : près de 58 millions d’euros.

La dépense nationale pour la formation professionnelle et l’apprentissage s’est élevée à 31,5 milliards d’euros en 2010, indique la Dares, organisme statistique du ministère du Travail [^2]. Les entreprises sont les principaux financeurs (41 % des dépenses, 13,1 milliards d’euros) avec l’État (15 %, 4,7 milliards) et les régions (14 %, 4,5 milliards). La dépense des autres acteurs publics, comme l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph), l’Unedic et Pôle emploi, représente 6 % de la dépense totale, avec 1,8 milliard d’euros. Les trois fonctions publiques (d’État, territoriale et hospitalière) ont dépensé au total 6,2 milliards d’euros (20 % de la dépense totale) pour la formation de leur personnel.

[^2]: La dépense nationale pour la formation professionnelle continue et l’apprentissage en 2010, Dares analyses n° 81, novembre 2012.

Le même contrôleur des services régionaux rapporte une autre variante d’escroquerie courante : « Vous trouvez une boîte qui a un réel besoin de former ses salariés. Vous faites une première vraie formation et puis vous reprenez les documents, logo, tampon, signature, et vous en fabriquez des faux à son insu. Comme l’OPCA rembourse directement l’organisme de formation pour alléger les formalités des entreprises, la boîte n’y voit que du feu et l’organisme empoche le remboursement des formations fictives. » En janvier 2011, le tribunal correctionnel de Montpellier a ainsi prononcé 18 condamnations et infligé 1,2 million d’euros de dommages et intérêts à Claf (Conseils, logiques, accompagnements, formations), une PME toulousaine qui a rapidement grossi en utilisant ce système. Un inspecteur du travail avait en effet constaté que certains salariés continuaient de travailler alors qu’ils étaient censés suivre une formation. « Actuellement, nous travaillons sur le démantèlement d’un énorme réseau national d’organismes de formation qui siphonnent de manière industrielle les fonds des OPCA, avec fausses factures, fraude fiscale et probablement blanchiment. Cela porte sur plusieurs dizaines de millions », ajoute un fonctionnaire de la DGEFP sous le couvert de l’anonymat. Une exception ? La cellule de lutte contre le blanchiment de capitaux (Tracfin) a recensé dans son rapport 2011 la formation professionnelle comme l’un des quatre secteurs sensibles au blanchiment de capitaux. La même année, les parlementaires sont ainsi restés « pantois » lors de l’audition d’une sous-directrice de la DGEFP, indique le rapport de la commission d’enquête sur les mécanismes de financement des organisations syndicales d’employeurs et de salariés, présidée par le député centriste Nicolas Perruchot [^3]. Celle-ci dévoilait un secret bien gardé au sein de cette administration : « En 2010, […] 4 000 contrôles sur un champ qui représentait plus de 200 millions d’euros aurait débouché sur 30 millions d’euros de redressements, ce qui représente de fait un taux très élevé d’irrégularités découvertes. » Au sein de son administration, Michel Sapin assure être « pour un ministère fort ». Uniquement dans « les déclarations d’intention et les effets d’annonce », rétorque la CGT des affaires sociales de Franche-Comté, dans une lettre ouverte intitulée « Un ministère… fort en gueule ! »

[^2]: Dans l’annexe au projet de Loi de finances pour 2013 consacrée à la formation professionnelle.

[^3]: Rapport interdit de publication à la suite d’un vote négatif de parlementaires de la commission d’enquête.

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