Sous-traitants mal traités

Depuis plusieurs mois, des mouvements sociaux secouent Astek, une entreprise de services informatiques de Sophia Antipolis, dans le Sud-Est de la France. Les salariés, employés en « prêt de main-d’œuvre », dénoncent une dégradation généralisée des conditions de travail.

Thierry Brun  et  Nicolas Salvi  • 3 octobre 2013 abonné·es

Un mouvement social à Valbonne Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes), dans la plus importante technopole française, est chose rare. Pourtant, depuis plusieurs mois, les salariés d’Astek Sud-Est, une des sociétés de services en ingénierie informatique (SSII) d’un groupe de 2 150 salariés, ont organisé grèves et manifestations pour réclamer le « respect du droit du travail » et « une répartition plus juste des bénéfices ». « C’est du jamais vu dans cette entreprise », explique Mathieu Glasson, développeur, diplômé d’une école des Mines. Ce représentant du personnel est à l’initiative de la création d’un syndicat Solidaires informatique dans l’entreprise. Une gageure, car les salariés, souvent isolés, sont peu habitués à la lutte sociale dans ce secteur où «   il y a un gros phénomène de jeunisme », relève Régis Granarolo, président du Munci, une association professionnelle d’informaticiens revendiquant 2 500 adhérents. « Dans les SSII, poursuit-il, on a le taux de seniors le plus bas de l’économie, et les plus bas salaires de cadres » .

Dans la filiale du groupe Astek, qui emploie 750 salariés et est le second employeur de Sophia Antipolis, « l’ancienneté moyenne est de trois ans et demi, et plus de 50 % des salariés ont moins de 30 ans », explique Mathieu Glasson. Les jeunes diplômés d’écoles d’ingénieurs et d’universités sont employés en CDI, « mais, dès notre embauche, nous sommes envoyés en mission dans une autre entreprise. Il n’y a pas de suivi de carrière. Beaucoup restent un an ou deux, puis s’en vont », relate Patrick [^2], salarié d’Astek Sud-Est. « Les salaires d’embauche des débutants sont convenables, indique Mathieu Glasson, mais ils évoluent très peu. En fait, on ne peut jamais rencontrer la personne qui décide, on n’est jamais augmenté, bien qu’Astek Sud-Est engrange des bénéfices. » Régis Granarolo résume : « Les SSII s’apparentent à des sociétés d’intérim déguisées. Il y a un contournement de la législation sur le prêt de main-d’œuvre. Quand les informaticiens se retrouvent entre deux contrats, ils sont considérés comme non rentables. D’où beaucoup de départs forcés, de pression à la démission. »

La situation des salariés d’Astek Sud-Est n’est pas un cas isolé. Éric, qui travaille à Lyon pour GFI informatique, une des plus importantes SSII en France, explique que « les grosses entreprises font de plus en plus appel à des sous-traitants pour pouvoir s’en débarrasser quand ils en ont envie ». Ballotés d’une région à l’autre, « les consultants sont précaires, leur mission est reconduite tous les trois mois entre Astek et le client, constate Mathieu Glasson. Ils ont toujours peur de se faire dégager de leur mission. Certains font systématiquement une heure ou deux de plus par jour. C’est non déclaré, non rémunéré, ce n’est que du bonus pour le client ». « Les salariés d’Amadeus ont un badge avec leur nom et leur photo ; sur le nôtre, il y a un numéro. D’ailleurs, ma chef m’a dit un jour : “Pour Amadeus, vous n’êtes que des numéros”, raconte Mickaël, en mission d’assistance technique chez le numéro un mondial des services informatiques dans l’industrie du tourisme. Il fait partie des 1 700 consultants sur les quelque 4 500 salariés du site de Sophia Antipolis. « Nous sommes considérés comme du prêt de main-d’œuvre. Or, nous sommes dans les mêmes bureaux que les salariés de l’entreprise, ce qui pose des problèmes », souligne Mathieu Glasson. « Les salariés doivent demander au client pour lequel ils travaillent s’ils peuvent prendre leurs congés payés, se plaint Éric. Ça complique tout. Parfois, nous sommes contraints de prendre nos vacances entre deux contrats. Certains se voient refuser les trois semaines obligatoires de congés d’été et n’obtiennent qu’une ou deux semaines. » Ainsi, ces dernières années, les relations sociales ont été souvent tendues dans les SSII : « Il y a beaucoup de conflits autour du contournement du droit du travail, relève Régis Granarolo. Dans notre secteur, il y a trois fois plus de licenciements abusifs que de départs pour raisons personnelles. »

Le Munci, de son côté, a recensé « plus de 64 conflits sociaux depuis 2007 ». Et « il y a une véritable chasse aux syndiqués. La direction place ses sbires aux endroits stratégiques de l’entreprise, comme le comité d’entreprise. C’est un peu une façon de faire “à la papa” », accuse Régis, qui travaille dans la région parisienne pour UTI Group, une société de services informatiques spécialisée dans les domaines de la banque, de la finance et de l’assurance. Un salarié du groupe Steria, importante SSII de 20 000 salariés, en a fait l’expérience : « Dès qu’on est représentant du personnel, c’est la placardisation complète. Steria peut ainsi me reprocher de ne pas travailler. » Chez Astek Sud-Est, deux représentants sont attaqués en justice par leur direction pour « délit d’injures publiques, à la suite d’un reportage diffusé sur France 3 où les salariés scandaient “Platano escroc” [nom du directeur d’Astek Sud-Est, NDLR]  ». Désormais, les salariés d’Astek protestent contre l’assignation en justice de ces deux salariés. En juin, des élus sont montés au créneau, comme Gérard Piel, conseiller régional, président du groupe Front de gauche, pour demander que « l’État soit garant du droit du travail et des libertés syndicales ».

[^2]: Les prénoms ont été changés à la demande des salariés interrogés.

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