Bû, le silo de la colère

Dans ce petit village du nord de la Beauce, la maire a imposé la construction d’une grosse unité de stockage de grains sans la moindre concertation. La contestation prend de l’ampleur.

Patrick Piro  • 28 novembre 2013 abonné·es

«Alors, vous êtes allé voir le massacre ? » François Fleurisson, langage franc, emprunte tous les jours la D115, qui le conduit au gymnase intercommunal de Bû, dont il est le gardien. À la fin de l’été, il est intrigué par un manège de pelleteuses qui ralentit notablement la circulation. Un panneau annonce un silo de stockage pour le compte d’Interface céréales. Superficie : 1 697 mètres carrés, hauteur : 37,5 mètres (autant que le clocher de l’église). Et le bâtiment sera habillé d’un bardage rouge, lit François Fleurisson dans le dossier qu’il s’est empressé d’aller consulter avant « d’engueuler » Évelyne Lefevbre, la maire de Bû : élu de la commune, il n’avait jamais entendu parler du projet, dont le permis de construire a été délivré le 22 août et présenté seulement la semaine suivante au conseil municipal, qui n’a jamais délibéré à son propos. Son clash a valu à François Fleurisson d’être catalogué « opposition » par la maire. Façon de parler : dans ce village de 1 800 habitants, au nord de la Beauce et du département de l’Eure-et-Loir, il n’y avait en 2008 qu’une seule liste proposée au vote des Buxois, à dominante UMP, conduite par Évelyne Lefevbre, très proche du député Olivier Marleix, important notable du département.

Pour l’information publique , la maire renvoie son conseiller à une réunion prévue le 31 octobre. Soit deux mois après le premier coup de pioche. Là, François Barret, président d’Interface céréales, s’excuse benoîtement de ce qu’il réduit à un simple manque de correction. Ce jour-là, plusieurs dizaines d’habitants remontés s’inquiètent, surtout ceux que la maire dénomme « les accourus », néoruraux installés depuis moins de quinze ans dans cette paisible campagne à une heure de Paris. C’est qu’ils méconnaissent les réalités du milieu agricole, explique le dirigeant : sa coopérative, qu’il décrit composée d’une quinzaine d’agriculteurs locaux, est à l’étroit dans son silo actuel, un bâtiment installé dans le bourg même, dont la capacité de 1 500 tonnes pour une récolte annuelle de 9 500 tonnes multiplie les rotation de tracteurs et de camions qui viennent vider le silo dans le bruit et la poussière. Le nouvel équipement, prévu sur la route de Berchères-sur-Vesgres, entre les hameaux des Vignes, des Duvaux et des Toutains, est autrement plus massif : 12 000 tonnes de capacité, pour 14 980 m3 de volume. Il réduirait la noria routière à 350 camions par an. La maire justifie sa discrétion : elle n’avait pas d’obligation administrative de mettre un tel projet en débat. Respect du plan d’occupation des sols, des délais, des normes, « tout a été fait dans les règles [^2] ». « On se fout de nous », s’élève François Fleurisson. Courant novembre, sous la houlette de Tania Saillard, cadre à La Poste et habitant à moins de 400 mètres du site, une quarantaine de résidents saisissent en référé le tribunal administratif d’Orléans afin d’obtenir la suspension les travaux. Dans la foulée, une plainte est déposée sur le fond. Car, en quelques semaines d’enquête, les opposants ont débusqué des éléments troublants, alimentant leur conviction que les enjeux dépassent la simple amélioration du sort de quelques céréaliculteurs et habitants du centre de Bû. Le volume du silo, parce qu’il est tout juste inférieur à la barre des 15 000 m3, lui permet de rester dans la catégorie des installations soumises à simple déclaration, et non pas à autorisation [^3], ce qui aurait nécessité une enquête publique et un affichage dans un rayon de trois kilomètres. « Bref, la municipalité, qui nous met des bâtons dans les roues pour la moindre fenêtre de toit, juge négligeable l’impact d’un édifice de 37,50 mètres de haut ! », s’offusque Loek Truffaut, traductrice, vivant à portée de regard du chantier. Donc, pas besoin de respecter un délai de deux mois pour les recours aux tiers, ni d’autre précaution paysagère que de maintenir une distance de 300 mètres vis-à-vis de la première habitation [^4].

Le terrain est situé en zone non constructible mais, affirme la maire, qui a signé le permis, la vocation agricole du bâtiment autorise les dérogations. Un débat-clé. Alors que les silos dits « à plat », prévus pour le stockage des récoltes sur plusieurs mois, entrent bien dans cette catégorie, il s’agit à Bû d’un modèle « vertical », équipé pour les chargements et déchargements rapides, qu’utilisent classiquement les négociants en céréales. « Trois fois plus coûteux, ils sont conçus pour répondre aux opportunités de l’offre et de la demande, explique Alain Truffaut, trente ans de carrière dans le courtage et la logistique des céréales. Leur rentabilité est conditionnée par le nombre annuel de remplissages et de vidages. » Il en faut au moins cinq, voire plus selon certaines études. De fait, en dépit de son statut coopératif, Interface céréales n’a rien d’un simple « collectif d’agriculteurs locaux », tel que le présentait François Barret aux Buxois. « Interface céréales est un puissant groupe brassant 700 000 tonnes de céréales par an, avec dix filiales, dont une exclusivement dédiée à l’exportation », relève Oleg Kraïowsky, professionnel de l’édition. Chiffre d’affaires consolidé : 325 millions d’euros [^5]. « S’il s’agissait vraiment de stocker les récoltes à l’année, autant les acheminer directement au port de Rouen, où se trouvent d’énormes silos », commente Alain Truffaut.

Les opposants soupçonnent donc le site du Bû, qui stockerait également des engrais et du carburant, d’avoir pour vocation ultime de devenir une plate-forme industrielle, qu’alimenteraient des milliers de mouvements de tracteurs et de camions par an. La promesse d’un petit enfer sur le réseau des départementales locales, avec bruit, encombrements, voies endommagées, risques. À Berchères-sur-Vesgres, distante de six kilomètres, on n’a eu vent du projet que par la vox populi. « Je suis atterré, et je m’en suis ouvert au député et au sous-préfet », raconte le maire, Pascal Philippot. En période de moisson, les semi-remorques ne se soucient déjà guère de l’interdiction de transit, dans cette commune qui fait l’objet d’une aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine (Avap). À Bû, un « mal immobilier » a gagné le village et ses hameaux : les demandes d’estimation et les mises en vente de maisons ont fait un bond, constate Critères immobilier, l’agence locale. « Une vente a déjà été cassée en raison du projet de silo, et l’on sent une sorte d’affolement gagner les gens. La décote des biens atteint déjà 20 à 30 % ! » Dans la plaine de Bû, la terre est verte des pousses d’orge, de blé d’hiver et de colza. Le chantier, sommairement isolé de la route par un pan de grillage, marque une pause pour laisser sécher la dalle de ciment coulée au milieu de la glaise. Les contestataires auraient aimé y voir la conséquence de leur action en référé. Mais ils ont été déboutés vendredi dernier par le tribunal administratif, qui a jugé non fondée l’urgence de leur demande de suspension des travaux. Cet échec est cependant loin d’être déterminant, leur a signifié un conseiller juridique. Une note du dossier, que se sont procurée les opposants, indique que la municipalité a depuis longtemps conscience des risques, et en particulier d’une levée de boucliers. Commentant, à l’intention de la maire, les déboires de la commune de La Roche-Clermault (Indre-et-Loire), dont le permis de construire un silo a été annulé en 2001, Pierre Launay, adjoint à la maire chargé de l’urbanisme et de l’environnement, estimait en mai dernier que, « malheureusement, nous risquons de tomber dans un cas similaire sur le fond ». « Tout cela dénote un insupportable mépris de la population », s’indigne François Vergriete, écrivain. Il garde un souvenir édifiant de la bataille qu’il a dû mener contre la maire, avec trois autres habitants, à propos de factures d’eau. « Elle a perdu à huit reprises devant le tribunal ! » De fait, le rejet du référé a attisé la colère. Les contestataires se targuent d’avoir recueilli 200 signatures de soutien à Bû, dont celles de conseillers municipaux et de l’ancien maire. Pour quelle raison la première magistrate de Bû, dont les opposants déplorent l’autoritarisme, s’est-elle engagée dans cette opération tordue ? Le terrain du site aurait été acquis auprès de la famille d’une conseillère municipale. Conflit d’intérêt ? Peut-être s’agissait-il surtout d’accélérer le montage d’un dossier où tous les raccourcis ont été pris : « Car, le 1er janvier prochain, Bû doit rejoindre la communauté d’agglomération du Drouais, relève Tania Saillard. La commune lui déléguera alors toutes ses compétences économiques. Et si tant est qu’un tel silo ait été jugé opportun, de nombreux arguments auraient incité à lui choisir un site plus adéquat. »

Entre autres écueils, la présence d’une nappe phréatique, attestée par une station de pompage pour l’eau potable, pourrait faire capoter le chantier : les fondations prévues s’enfonceraient à huit mètres de profondeur. Le groupe Eure-et-Loir de France Nature Environnement s’intéresse au dossier. Alors que les municipales sont en vue, la fédération départementale du Parti socialiste dresse aussi l’oreille. La partie s’annonce beaucoup moins routinière qu’en 2008 pour Évelyne Lefebvre, qui devrait se représenter. Pour un silo de trop, Bû est en train de sortir de son assoupissement politique.

[^2]: www.villageinfo28.fr, 18 octobre. Contactée par Politis, elle n’a pas souhaité s’exprimer.

[^3]: Les plus gros silos sont classés « Seveso », en raison de risques d’incendie ou d’explosion. En 2008, on recensait 267 accidents ou incidents dans ce type d’installations, dont la catastrophe de Blaye en 1997 (onze morts et un blessé).

[^4]: À la demande des opposants, un géomètre a néanmoins relevé qu’une maison se trouve à 280 mètres du chantier.

[^5]: Selon Unigrains, gros investisseur du monde céréalier.

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