Fragments d’aliénation

Jacques Allaire touche à l’essence de l’œuvre de Franz Fanon. Et à l’universalité de sa pensée.

Anaïs Heluin  • 14 novembre 2013 abonné·es

Relire Fanon (1925-1961), « reprendre à notre compte et dans les conditions qui sont les nôtres certaines des questions qu’il ne cessa de poser en son temps et qui avaient toutes trait à la possibilité, pour chaque sujet humain et pour chaque peuple, de se mettre debout  ». Cette injonction portée par Critique de la raison nègre, le tout récent essai d’Achille Mbembe [^2], Jacques Allaire aurait pu la prononcer mot pour mot. Mais sa façon à lui de mettre à jour des pensées menacées par l’amnésie collective, c’est de les transformer en matière théâtrale. Ses Damnés de la terre –  d’après le manifeste anticolonialiste éponyme de Frantz Fanon – sont donc un peu l’équivalent scénique de la démarche du penseur camerounais. Ronde de corps sans cesse brisés puis rafistolés avec les moyens du bord, ils sont l’expression physique de la notion de « devenir nègre du monde » (Mbembe). Tantôt rampante et fragile, tantôt majestueuse, la chair des six comédiens dit à elle seule l’actualité de l’œuvre de Fanon, né antillais et mort algérien. Recouvertes d’une peinture noire assez épaisse pour cacher leur couleur de peau, les physionomies qui jouent leur permanente mutation valent tous les discours. « Le nègre n’existe pas, il est pure création de l’Occident », semble crier le maquillage noir sur des peaux de couleurs diverses. Ou bien doit-on comprendre que nous sommes tous nègres, esclaves d’un capitalisme d’autant plus insidieux qu’il est immatériel ? Ces deux idées, Jacques Allaire parvient à les montrer, à les faire éprouver sans jamais passer par une formulation explicite. Grâce à sa farandole de corps déglingués, bien sûr, mais aussi par le flux verbal et poétique qui prolonge chaque mouvement, chaque colère.

Tantôt dense et violent comme le fleuve Congo, tantôt dérisoire comme l’eau de la baignoire plantée sur scène, cette parole est parole de tripes. Elle est celle de Fanon dans les Damnés de la terre, dans Peau noire, masques blancs (1952) et ses textes moins connus. Elle est aussi celle de Césaire, de Depestre, de Molière ou encore de René Char, dans lesquels se reconnaissait Fanon. Un verbe aux origines multiples mais pétri par la même conscience d’une humanité sans races ni couleurs, fait pour être mis en action. Car, pour Fanon, l’écriture a toujours été le résultat d’un engagement politique et humain – dans la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, puis aux côtés des combattants du FLN. Jacques Allaire a saisi cette cohabitation entre plaie ouverte et verbe poétique, et en a fait des fragments hypnotiques. Des cris éminemment visuels, poussés par des êtres trop torturés pour atteindre au statut de personnage. Parqués dans un décor aussi modulable que leur apparence, ces hommes sont des présences fantomatiques qui tentent par tous les moyens de se matérialiser, de présenter ne serait-ce qu’un semblant de psychologie. Mais, en transformant en vague camp de travail puis en hôpital la friche qui accueillait au départ leurs lamentations, ils ne font que créer les conditions de leur propre enfermement.

D’abord africains puis arabes, européens quelquefois, ces sujets incarnent les cas cliniques décrits par Fanon à la fin de ses Damnés de la terre. L’auteur et militant était aussi psychiatre, et c’est ce regard de médecin que le metteur en scène a choisi comme lien entre les différentes « visions » qui composent son spectacle. Polymorphe, souvent tapie derrière la violence raciale, la maladie décrite par Fanon et à sa suite par Achille Mbembe devient, avec Jacques Allaire et ses six interprètes, une superbe bien qu’effroyable machine de théâtre.

[^2]: La Découverte (voir Politis n° 1275).

Théâtre
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