La force des événements

On ne remédie pas à une crise structurelle par des mesures de relance.

Gérard Duménil  • 28 novembre 2013 abonné·es

La grande morale de la « rigueur » a laissé la place, dans les déclarations officielles récentes et les commentaires qu’en fait la presse, aux émotions que suscite le spectre de la déflation en Europe. Le 13 novembre, l’économiste en chef de la Banque centrale européenne (BCE), Peter Praet, a déclaré que son institution ferait tout pour éviter la déflation, jusqu’au rachat de « titres privés ». Cette déclaration faisait suite à la publication des derniers chiffres de la hausse des prix dans l’Union européenne, particulièrement peu élevés. La BCE est connue pour son aversion vis-à-vis de l’inflation. La voilà donc soucieuse de la stabilité des prix, jugée excessive. Le monde à l’envers !

Le mot « Déflation » cache, en fait, le retour de la récession. L’économie européenne est au bord du trou, sur un terrain glissant. Face à la déflation, on n’ose plus dire « baisse des salaires » (des gens bien-pensants demandent même à l’Allemagne d’augmenter les siens). Reste l’arme des politiques de stimulation de l’activité, qui poussent dans un sens puis dans l’autre, dans la plus grande confusion : 1. Dans la crise de 2008, il a fallu tolérer l’explosion des déficits publics pour éviter la transformation de la contraction de l’activité économique en dépression : une dose de keynésianisme enfin assimilée. 2. La situation à peine stabilisée, début 2010, la lutte contre les déficits publics est devenue l’objectif prioritaire. Il n’y avait de salut que dans l’orthodoxie budgétaire. La suite a prouvé le contraire, car le taux de croissance du PIB a diminué avec la réduction des déficits – jusqu’à la nouvelle récession (des taux de croissance négatifs) [^2]. Au dernier trimestre de 2012, la contraction du PIB de la zone euro atteignait 1 %. Les experts se sont alors inquiétés du cours des événements, qui contredisait sans vergogne leurs postulats.

3. Le miracle s’est alors produit : les États ont légèrement relâché la pression de la rigueur budgétaire. Les données disponibles pour le premier semestre de 2013 manifestent un rebond de la croissance des dettes publiques. L’économie de la zone euro n’a pas retrouvé la croissance, mais la récession a semblé s’atténuer. En passant, on notera que les médias ne nous importunent pas outre mesure avec ces démentis à répétition des dogmes de l’orthodoxie économique. Cependant, des journaux de gauche signalent l’étude d’un économiste de la Commission européenne faisant le procès de la rigueur [^3]. 4. Pourtant, fin 2013, rien ne s’arrange vraiment. La BCE, qui s’émeut, comme on l’a dit, poursuit la diminution antérieure de son taux d’intérêt (le taux dit « directeur »), déjà proche de zéro. Comment faire plus ? Nous apprenons que la noble institution n’hésitera pas à se salir les mains par des rachats de titres, suivant en cela le modèle de sa grande sœur, moins regardante, la Réserve fédérale.

Conclusion : quoique lentement, nos dirigeants apprennent. Pourtant, la vraie leçon, celle qui enseigne qu’on ne remédie pas à une crise structurelle par de simples mesures de stimulation de l’activité économique, ne s’apprend pas par l’expérience des petits essais et autres erreurs. Combien d’années faudra-t-il encore ? 

[^2]: La baisse des déficits a provoqué le ralentissement de la croissance de la dette des États, et le parallèle s’est avéré parfait entre ce ralentissement et celui de l’activité économique.

[^3]: « Fiscal consolidations and spillovers in the Euro area periphery and core », Jan in’t Veld, Economic Papers n° 506, octobre 2013.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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