L’heure du choix

Tous ont en commun de défier la loi et l’État, et de balayer les règles démocratiques de la contestation politique et sociale.

Denis Sieffert  • 14 novembre 2013 abonné·es

«Le fond de l’air est rouge », disait le cinéaste Chris Marker en 1977 dans une œuvre emblématique d’un temps encore imprégné d’illusions lyriques. Mais de quelle couleur est donc le « fond de l’air » aujourd’hui ? Bleu Marine ? Sombre ? Blafard ? Cet air-là, en tout cas, glace les os. La manifestation qui, lundi à Paris, est venue troubler les cérémonies commémoratives du 11-Novembre, au lendemain d’une extension des émeutes bretonnes, est révélatrice d’un climat détestable.

Il y avait là, principalement, des jeunes gens aux crânes rasés, venus invectiver le président de la République, mais aussi lancer des « À bas le Front national ! ». On connaissait les déçus du Parti socialiste qui se réfugient dans l’abstention. On connaît les déçus de la droite qui rejoignent l’extrême droite. Voici à présent les déçus du Front national, irrités sans doute par la trompeuse revendication de respectabilité du parti de Marine Le Pen. Mais ce qu’il faut surtout retenir de ce sinistre épisode, c’est que ces groupes s’enhardissent jusqu’à s’attaquer aux institutions et à tous les symboles du pays. De ces symboles, on peut évidemment penser ce qu’on veut, et n’avoir pas forcément le goût de les sacraliser, sans pour autant aimer voir des nazillons les couvrir de crachats. Mais il n’y avait pas qu’eux sur les Champs-Élysées. Parmi les manifestants, il y avait aussi des restes encore vivaces du « Printemps français », intégristes pas remis du vote en faveur du mariage homosexuel, et n’acceptant pas de plier devant la loi. Et il y avait des « bonnets rouges », à l’authenticité contestée par les dirigeants du mouvement breton, mais qui sont les « vrais » ? Tous ont en commun de défier la loi et l’État, et de balayer les règles démocratiques de la contestation politique et sociale. Les uns par idéologie ou par fanatisme, les autres de rage, pris dans une crise sociale sans issue. Ce sont évidemment les « bonnets rouges » qui nous intéressent le plus. Émeute ? Révolte ? Jacquerie ? On ne sait pas très bien quel nom donner à leurs manifestations. On hésite parce que se mêlent parmi eux des catégories aux intérêts souvent contradictoires : salariés de l’agroalimentaire embrigadés par leurs patrons, chômeurs, agriculteurs, gros ou petits, pêcheurs, éleveurs, chauffeurs routiers, salariés et patrons confondus, plus des régionalistes bretons, et des crânes rasés à l’affût de toutes les exaspérations. Cela donne, pour l’instant sur un petit périmètre, et sur nos écrans de télévision, des images d’insurrection. Images outrées sans doute, mais qui font leur effet.

On ne peut adhérer à ce mouvement, ni en approuver les aspects les plus violents. On ne peut non plus ignorer les manipulateurs, de droite et d’extrême droite, qui opèrent en son sein. Mais pas davantage on ne peut ignorer la vraie colère de la plupart des manifestants. Qu’importe que leurs revendications soient contradictoires, pour des subventions mais contre l’impôt, et qu’ils aient été, des décennies durant, les instruments ou les profiteurs d’un productivisme aveugle qui les piège aujourd’hui. Ils expriment avec violence quelque chose que ressentent encore en silence beaucoup de nos concitoyens : un double sentiment d’injustice et d’impuissance. L’histoire est riche de ces périodes de confusion. Et c’est souvent l’impôt, quand il est excessif et injuste, qui sert de déclencheur. Il suffit pour s’en convaincre de relire le récit des émeutes de l’été 1788. Même colère fiscale et même confusion de populations hétéroclites. À l’époque, il s’agissait déjà de combler à marche forcée le déficit de l’État. Décrivant la situation vingt ans plus tard, Chateaubriand notait que « l’on était emporté vers des régions politiques inconnues »  [^2], La Fabrique (2012).]]. Nul ne peut dire aujourd’hui où cela peut mener. Deux acteurs politiques et sociaux ont la responsabilité de nous sortir de cette confusion. En premier lieu, bien sûr, François Hollande lui-même. Il faudrait que le président de la République prenne une grande décision politique. Nous évoquions la semaine dernière l’urgente nécessité d’une réforme fiscale, claire, progressive et juste. Hélas, il n’en prend pas le chemin, coincé entre les colères qui montent de toutes parts et les injonctions des agences de notation et de Bruxelles qui l’exhortent à aggraver sa politique d’austérité. Il s’apprête même à augmenter la TVA, le plus injuste des impôts.

Le deuxième grand acteur politique et social qui peut redonner du sens à cette situation si confuse, c’est l’autre gauche et ce sont les syndicats. L’appel du Front de gauche à manifester le 1er décembre pour une « révolution fiscale » répond sans aucun doute à cette attente. Même s’il est bien tard alors que la contestation a pris d’autres voies. Mais c’est tout de même au président de la République que reviendra le dernier mot. C’est à lui de choisir ses interlocuteurs. C’est à lui de dire ceux qu’il écoute et ceux qu’il refuse d’entendre. Lobbies interlopes ou syndicats. Violents ou non-violents. Pour lui, voici venue l’heure du choix.

[^2]: Cité par Éric Hazan, [[Une histoire de la Révolution française

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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