BD : lire comme on se souvient

L’encre d’Yvan Alagbé est de Chine, de négritude et de ressassement.

Marion Dumand  • 19 décembre 2013 abonné·es

Àl’école de la misère, on entre en silence. Et en désordre. Comme des surgissements de mémoire, les images se juxtaposent. Leur sens est flottant, leur lien aussi, et parfois jusqu’à leur représentation. Du noir à l’à peine gris, l’encre de Chine joue sa pleine palette et esquisse à grands coups de pinceaux mouillés les thèmes d’Yvan Alagbé, auteur et cofondateur du collectif d’éditeurs FRMK. Il y a là une femme en contre-plongée, puis son corps allongé qui jouit ou donne la vie. Il y a des horizons incertains, lourds, des croix noires inabouties, la suggestion d’un voyage. Il y a enfin, clair-obscur, des mains amoureuses, des bras nus qui s’élèvent ensemble ; corps noir, corps blanc, côte à côte et nus. Soudain, la parole surgit. Elle met un terme au vagabondage. Elle agresse, petite et dure dans un univers aux larges traits. « Alors, comment ça se fait qu’on l’ait jamais vu ton petit copain ?   » Et l’homme tourné vers nous, tourné vers la jeune femme, l’homme qui est peut-être son père, cet homme de reprendre : «   C’est un nègre ou quoi ? » Voilà.

Nègre. C’est dit, c’est là, et École de la misère en fait son pivot, tout comme le premier album d’Alagbé, Nègres jaunes et autres créatures imaginaires, l’avait décliné en titre. Mais ici, justement, le mot se retourne, désigne celui qui le prononce, qui porte en lui le racisme et son histoire, jusqu’aux profondeurs des colonies. De ces deux livres, des planches ont été sélectionnées pour l’exposition du Musée de l’histoire de l’immigration, Des histoires dessinées entre ici et ailleurs, bandes dessinées et immigration 1913-2013  [^2]. « Encore maintenant, dessiner des personnages de “type africain” apparaît comme un cas particulier, dénonce Yvan Alagbé [^3]. Dessiner un Noir n’est pas une anomalie, un plaidoyer pour la différence : il est tout à fait normal d’être noir. Par ailleurs, si on parle réellement de couleur, les Noirs ne le sont pas, noirs. Je refuse d’être dans la réponse symétrique : moi, quand j’utilise de l’encre de chine, le noir ne correspond pas nécessairement à une couleur de peau. L’encre a d’autres dimensions et aucune obligation naturaliste. »

L’encre ici ne décrit pas, ne dénonce pas. Elle pose par touches une école de la misère qui est avant tout une histoire familiale, plongée dans le désir, la mesquinerie et la haine. École de la misère est un album photo de l’intime, «   un livre qu’on lit comme on se souvient », ainsi que le voulait son auteur. On en sort le cœur lourd. Pourtant, cette réalité, on la connaît, on se la rabâche. Racisme, expulsion, inceste, rupture. Rien de neuf sous le soleil. Mais il n’y a pas de soleil. Il y a de l’encre, elle fuse, se mélange, se disperse, et nous laisse oppressés, le souffle court. Elle saisit par taches, presque abstraites, et c’est là le plus beau. À l’école de la misère, on tourne en rond. Mais sans fatalité. Depuis vingt ans, Yvan Alagbé lui-même ressasse, sur le métier remet son ouvrage. Lui ne polit pas : repris, redessinés, ses récits n’en sont que plus rugueux.

[^2]: Jusqu’au 27 avril 2014.

[^3]: Nous l’avions interrogé pour le numéro « Noir » de la revue Hors cadre[s], observatoire de l’album et des littératures graphiques : www.revue-horscadres.com

Littérature
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