« Dom Juan » : L’insolence du séducteur

Le Dom Juan mis en scène par Gilles Bouillon est d’abord un animal philosophique.

Gilles Costaz  • 19 décembre 2013 abonné·es

«Quoi que puissent dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac », dit Sganarelle au tout début de Dom Juan. Dans la mise en scène de Gilles Bouillon, créée au Nouvel Olympia de Tours et actuellement en tournée, cette phrase est à peine prononcée que les acteurs se mettent à fumer comme des pompiers. Provocation ? Pied de nez à la loi contre le tabagisme ? Surtout facétie pour ne pas se situer dans l’ordre moral qui nous envahit et que la pièce traite à sa façon.

Molière évoquait donc le tabac. Gilles Bouillon le prend au pied de la lettre en riant. À l’époque, on ne fumait pas, on prisait. D’ailleurs, dans ces premières minutes du spectacle, on n’est pas encore au temps de Molière. Les comédiens jouent les premières répliques, mais ils sont encore dans leur loge, prêts à entrer en scène. Nous sommes dans les coulisses d’un théâtre qui va s’ouvrir. Ce Dom Juan est d’abord monté comme un hommage à l’univers de l’art dramatique. Tout est théâtre, comme ce grand tableau où, à l’arrière-scène, aura lieu une partie de l’action, comme dans un second plan de la fiction. Dom Juan, c’est assez peu une pièce érotique, plutôt un texte philosophique qui met en cause les certitudes des penseurs officiels. Pour Gilles Bouillon, c’est l’œuvre écrite juste après Tartuffe, donc pleine d’une insolence tantôt directe, tantôt indirecte. Cette ironie va vite, au galop. Il y a même un côté cape et épée qui n’est pas effacé ici, puisque le combat de Dom Juan contre ses poursuivants a bien lieu sous nos yeux. Grâce à la scénographie de Nathalie Holt, le cadre se transforme sans cesse, sans réalisme, dans l’illusion qui renvoie toujours à la magie du théâtre. La statue du Commandeur ne donne pas lieu à une réinvention mais à une visualisation qui mène à une dernière scène surprenante. La soirée agit comme une machine de théâtre en guerre contre le conformisme des formes et des idées.

Les acteurs ont, bien entendu, leur part dans cette vision dominée par le sarcasme. L’interprète du rôle-titre, Frédéric Cherbœuf, joue un séducteur à sang froid, coupant, toujours dans le défi intellectuel, désinvolte dans la conquête des femmes. Il a beau jouer à cajoler et à saisir ses proies, cet animal philosophique n’aime que les risques de l’esprit ! C’est une interprétation moins plaisante que ce qui est donné d’habitude, mais d’autant plus intéressante. Sganarelle est joué par un acteur âgé, Jean-Luc Guitton, qui fait du valet quelqu’un de moins bouffon que dans la tradition. Il compose un être parfois ridicule, mais qui s’exprime à partir de toute une vie, de tout un passé. D’où un couple Dom Juan-Sganarelle original, où chacun n’est pas au même moment de l’existence et pour qui tout résonne différemment. En Elvire, Cassandre Vittu de Kerraoul a une présence évidente, tandis que Gérard Hardy, Xavier Guitter, Nelly Pulicani, Korotoumou Sidibe et Cyril Texier se partagent les principaux rôles restants entre noblesse et bonhomie. C’est un Dom Juan éclairé d’une drôlerie grave, à mettre au crédit de Gilles Bouillon au moment où il quitte le Centre dramatique de Tours, sans avoir pu disposer longtemps du beau théâtre qu’il a mis en place.

Théâtre
Temps de lecture : 3 minutes