Patrick Eveno : « Un public laissé en déshérence »

Historien des médias, Patrick Eveno analyse la fonction de la presse gratuite, tournée vers la consommation.

Jean-Claude Renard  • 12 décembre 2013 abonné·es

La presse gratuite n’occuperait pas un tel espace si la presse populaire n’avait pas disparu du paysage, estime Patrick Eveno. En ce sens, c’est toute une pédagogie de l’information qui ne s’exerce plus, au profit de médias au contenu tiède, gouverné par la publicité.

À qui s’adresse la presse gratuite ?

Patrick Eveno : Longtemps, il y a eu la presse d’annonces, l’ancêtre de nos gratuits, une presse très populaire, rurale aussi. Aujourd’hui, entre Metro et 20 minutes, apparus en 2002, suivis de Direct Matin, c’est une presse qui s’adresse au public populaire des grandes agglomérations, aux personnes qui travaillent, pour la plupart, puisqu’elle est distribuée à l’entrée ou à la sortie des transports en commun tôt le matin. Ce sont des gens que la presse quotidienne régionale et nationale, plus élitiste, avait laissés en déshérence. Depuis les années 1970 et le déclin de France-Soir, il n’y a plus de presse populaire en France, comme il en existe, avec toutes les critiques qu’on peut lui adresser, en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Suisse, avec le Sun, Bild ou Blick. Ce sont des journaux très bon marché et très lus, si bien que les gratuits s’implantent mal dans ces pays-là. En France, la presse gratuite d’information a pris cette place laissée vacante.

Que sait-on de son lectorat ? Quel est son profil ? Pour qui vote-t-il ?

C’est un lectorat qui vote un peu pour tout le monde. C’est sans doute le lectorat le mieux réparti politiquement, très divers, représenté par les classes moyennes et populaires, les employés, les ouvriers. Dans l’ensemble, ce ne sont pas les classes supérieures ni les professions libérales qui lisent ces journaux. On y retrouve donc des électeurs du Front national comme du Parti communiste.

Quel poids peut exercer cette presse dans l’opinion ?

Il me semble que son influence est très faible, dans la mesure où il s’agit d’une presse modérée, lisse, qui prend peu position. Parce que son modèle est un mélange de flashs radio, d’informations reprises des dépêches de l’AFP, restant relativement factuelles, peu engagées politiquement, et plutôt dans l’air du temps. Ce n’est pas une presse qui fait des remous, à l’exception de quelques affaires. C’est lié à son public : les gratuits sont obligés de s’adresser à l’ensemble de l’éventail politique français. Donc, pour ne choquer personne, il faut un robinet d’eau tiède.

Peut-on cependant situer la presse gratuite à droite ou à gauche ?

Il ne s’agit pas d’une presse d’opinion. Elle n’est donc ni de droite ni de gauche, même si l’on observe de façon évidente qu’elle ne remet en pas en cause le système économique dominant, par exemple. Mais, à vrai dire, la gauche traditionnelle non plus !

L’impression domine qu’elle ne véhicule pas d’idées mais pousse à consommer…

C’est bien pour cela qu’elle ne remet pas en cause le système économique. La presse gratuite pousse à consommer puisque, pour elle, le nerf de la guerre est la publicité. Elle vit par et pour la publicité, alors, forcément, elle incite à consommer. Si la publicité ne lui dicte pas sa ligne éditoriale, elle est en symbiose avec elle.

N’a-t-elle pas facilité l’idée que l’information est futile, qu’elle est un produit comme un autre ?

C’est en effet une idée qui est dans l’air du temps depuis quelques années en France, qui veut que, finalement, l’information soit un bruit de fond dont on a besoin pour discuter avec ses collègues, en famille, entre voisins, mais qui n’aille guère plus loin que cette écume. D’où le nombre d’émissions télévisées où se mélangent rires et informations, où l’on installe une distance avec l’information fondamentale. Une information certes douloureuse et dramatique, mais qui reste néanmoins le gage de la démocratie, de l’exercice plein et entier du pouvoir démocratique.

Le contenu des gratuits semble parfois copié sur les journaux télévisés, avec son uniformisation, ses affirmations et promotions, sans beaucoup de recul ni d’analyse…

Oui, dans la mesure où les journaux télévisés privilégient aussi les sujets courts, avec éventuellement un développement rapide. Une minute et trente secondes tiennent largement dans une vingtaine de lignes du journal. Dans les deux cas, ce sont donc souvent des sujets superficiels, factuels, sans volonté d’explication ni d’approfondissement.

Peut-on alors encore parler de journalisme ?

Oui, car il existe plusieurs types de journalisme. La définition du journaliste se rapporte à celui qui va chercher de l’information, la traite, la met en forme et la communique au public. La presse gratuite est du journalisme comme l’est un flash d’informations ou un sujet du journal télévisé. Ce n’est pas le même genre de journalisme que l’on réserve aux élites, avec des analyses plus fouillées.

La presse gratuite serait-elle alors le symbole de la rupture entre les élites et le peuple ?

C’est en effet un phénomène à relier avec la disparition de la presse populaire, comme nous le disions plus haut. Or, la presse devrait être aussi la pédagogie de la démocratie. Il n’y a pas de démocratie vivante sans explication de texte. Dans ce sens, la presse gratuite ne fait qu’une partie du travail.

Cette presse fait-elle du tort à la presse d’information écrite payante ?

Je ne le crois pas. C’est la presse quotidienne payante qui s’est fait du tort à elle-même en n’occupant pas le créneau de la presse populaire, celle des travailleurs qui prennent le métro ou le bus pour aller au boulot. Certes, cette presse rafle quelques recettes publicitaires, mais cela demeure marginal, autour d’une centaine de millions d’euros par an, avec une publicité qui ne vise pas les mêmes publics. Celle-ci se veut plus populaire que celle qu’on peut voir dans la presse quotidienne d’information payante.

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